La Fontaine sur le mont Fuji :
quand les animaux des fables parlent japonais.
Etude d’un ouvrage français publié
au Japon à la fin du XIXe siècle

- Nathalie Le Luel
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Fig. 31. Kajita H., Le chêne et le roseau, 1894

Fig. 32. Eda S., Le rat et l’huître, 1894

Fig. 33. Kawanabe K., L’oiseau blessé d’une flèche, 1894

Fig. 34. Okakura S., Le singe et le dauphin, 1894

Fig. 36. Kawanabe K., L’hirondelle et les petits
oiseaux
, 1894

Fig. 38. Kajita H., La tortue et les deux canards, 1894

      Certaines images correspondent à une traduction visuelle assez proche de la fable qu’elles représentent bien que transposées dans une nature nippone, alors que d’autres, si elles venaient à être isolées de leur contexte, seraient difficiles à identifier comme des illustrations d’une histoire animale. Ces mises en image sont ainsi moins symboliques qu’esthétiques : les animaux y parlent rarement [29]. La plupart des estampes de cette édition japonaise semble répondre à une simple mise à l’honneur de la flore et de la faune japonaises, dans la tradition même de l’ukiyo-e dont le paysage devient à partir de la première moitié du XIXe siècle – alors que cet art entame son déclin – l’une des formes d’expression les plus importantes [30]. En effet, c’est essentiellement le spectacle de la nature que nous donnent à voir les cinq artistes du Choix de fables de La Fontaine à travers des paysages marins, des paysages de campagne (les plus fréquents), des paysages de montagne, de rivière, de marais, etc, et cela sous différents climats. L’une des estampes illustre d’ailleurs une fable entièrement végétale, celle du Chêne et le roseau, (notons qu’il s’agit d’une essence d’arbre et d’une plante familières au Japon, fig. 31) dont la traduction plastique que l’on doit à Kajita Hanko fait partie des compositions les plus émouvantes et réussies du livre. Certaines des estampes rappellent également la tradition des meisho-e (peintures de vues célèbres), autre thème caractéristique de la peinture et de l’estampe japonaises. On distingue ainsi, dans la fable Le rat et l’huître (fig. 32), réalisée par Eda Sadahiko, la fameuse île d’Enoshima rendue célèbre par les estampes de Hiroshige ou encore d’Utamaro. Sans doute est-ce le mont Fuji qui apparaît à l’arrière-plan de la fable Le dragon à plusieurs têtes et le dragon à plusieurs queues (fig. 30 ), gravée par Okakura Shûsui. Enfin, sans faire directement référence à un lieu connu, deux fables évoquent néanmoins l’univers shintô et son empreinte dans le paysage : le discret portique (torii) situé sur la page de gauche du Loup plaidant contre le renard par-devant le singe (fig. 27 ) nous laisse deviner, sans le voir, la présence d’un sanctuaire dans le lointain. En revanche, il n’est plus suggéré dans la fable du Renard ayant la queue coupée (fig. 28 ) mais bien visible : bordé sur la droite de lanternes en pierre éclairant la nuit le chemin des fidèles, le temple est précédé d’un autre torii qui marque la transition entre l’espace profane et l’enceinte sacrée.
      Si les animaux sont donc bien plus nombreux à peupler les pages du recueil, les artistes ont néanmoins sobrement introduit quelques figures humaines dans les estampes de six de celles-ci : sept gravures en tout accordent à l’homme une place discrète. Cependant, à part le chasseur protagoniste de L’oiseau blessé d’une flèche (fig. 33), aucun autre homme ne participe de l’action de la fable représentée : ils y assistent ou vaquent à leurs propres occupations. Des marins sont ainsi prêts à se noyer dans celle du Singe et le dauphin (fig. 34) tandis qu’un chasseur s’apprête à bander son arc dans La colombe et la fourmi (figs. 19  et 35 ) et un autre n’est qu’une silhouette à l’horizon dans l’image du Lièvre et les grenouilles (fig. 20 ). On aperçoit à l’arrière-plan des paysans au champ dans L’hirondelle et les petits oiseaux (fig. 36) et Le renard et le chat (fig. 37 ) alors que des pêcheurs et un groupe de promeneurs femmes et hommes assistent, médusés, à la scène animale de La tortue et les deux canards (fig. 38). La présence humaine est néanmoins évoquée dans d’autres fables à travers les toits de maisons qui apparaissent au loin ou des bateaux qui naviguent au gré des flots calmes ou déchaînés. On constate par conséquent que l’homme est ici présenté soit comme un prédateur, soit en position de spectateur.
      Alors que ce recueil de fables est publié et illustré au Japon à la fin du XIXe siècle, il coïncide, comme l’a montré Alain-Marie Bassy dans son travail sur l’histoire illustrative de fables de La Fontaine, avec ce qu’il appelle « la crise de l’homme » et qu’il constate dans les illustrations des éditions parues au cours du siècle en France. Il écrit ainsi que « l’animal seul est l’agent du cosmopolitisme et de l’universalité littéraire des fables de La Fontaine » dans cette édition japonaise illustrée d’estampes [31]. Pour lui, il s’agit du sommet de la crise déjà entamée avec la Révolution française. Si les fables de La Fontaine choisies dans ce délicat ouvrage publié au Japon et leur mise en image font donc écho à ce qui se passe au même moment en Occident et transcrivent peut-être une orientation donnée par le directeur de publication, le Français Pierre Barbouteau, nous ne devons pas exclure non plus que ce fin connaisseur de la culture japonaise ait également proposé aux artistes japonais d’illustrer en large majorité des fables animales parce qu’elles trouvaient un écho dans des éléments de culture partagés. Mais avant d’en dire davantage, notons que P. Barbouteau explique à la fin de sa préface pourquoi il a fait réaliser un tel ouvrage :

 

[n]otre but […] est de faire connaître à ceux qui s’occupent de cette branche si intéressante de l’Art du dessin, le genre dont nous sommes absolument redevables à cette pléiade d’artistes Japonais dont les Séshiou [Sesshû], les Kanô, les Kôrin dans le passé ; les Ôkio, les Outamaro [Utamaro], les Hokousaï [Hokusai], les Shiroshighé [Hiroshige], dans une époque plus rapprochée de nous, sont les coryphées, et dont les œuvres remarquables sont de plus en plus appréciées par les Artistes de tous les pays et de toutes les écoles.

 

Il a donc pensé que pour atteindre ce but – à la fois commercial et culturel, notamment auprès des artistes occidentaux alors que nous sommes en pleine vogue du Japonisme [32] – le choix le plus judicieux était de proposer une sélection illustrée des Fables de La Fontaine : elles correspondaient à un des classiques de la littérature française qui était certain de trouver son public en France et de l’autre, bien que le texte fût inconnu des artistes japonais au premier abord, l’universalité de l’apologue permettait d’en imaginer une traduction visuelle aisée.
      Mais comment expliquer que des artistes japonais aient réussi à se saisir et à transposer d’une façon si virtuose les fables de La Fontaine dans leur univers graphique et iconographique ? Peut-être doit-on voir un premier élément de réponse dans le fait que la culture japonaise accorde une place considérable aux animaux, comme je l’ai déjà précédemment évoqué. Population tournée vers l’agriculture et la pêche, les Japonais représentent des animaux depuis la Préhistoire [33]. Au-delà de son existence dans la nature, l’animal est donc très largement présent dans l’art, dans la littérature (orale et écrite), ou encore dans la religion (notamment dans le shintô), sous une forme réelle ou imaginaire, et dotés de qualités naturelles ou surnaturelles. Ces éléments culturels ajoutés à l’aspect universel des fables, en particulier animales, ne pouvaient donc que favoriser la mise en image du texte de La Fontaine. Par ailleurs, bien qu’il n’existe pas à proprement parler de tradition fabuliste dans la littérature japonaise à l’instar de ce que l’on connaît en Occident, on rencontre néanmoins un certain nombre de contes très connus oralement dans lesquels les animaux tiennent une place majeure et dont certains motifs littéraires rappellent parfois des fables [34]. Ces histoires peuvent servir à expliquer les caractéristiques physiques de certains animaux mais dans d’autres, ils se transforment et prennent une apparence humaine pour duper ou aider les hommes [35]. Il n’est donc pas impossible que les cinq artistes à l’origine des estampes du chirimen-bon qui nous occupe, aient ressenti une certaine familiarité à la lecture des fables de La Fontaine.

 

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[29] Sur ce point, A.-M. Bassy, Les « fables » de La Fontaine : quatre siècles d’illustration, Paris, Promodis, 1986, p. 136. Concernant l’iconographie des fables de La Fontaine, K. Hoving-Powell, « The Art of Making Animals Talk : Construction of Nature and Culture in Illustrations of the Fables of La Fontaine », dans Word and Image, vol. 12, n°3, 1996, pp. 251-273 et Fables in Frames : La Fontaine and Visual Culture in Nineteenth-Century France, New York, Lang, 1997.
[30] Auparavant, l’iconographie des estampes était dominée par les figures féminines : Chr. Shimizu, L’Art japonais, Op. cit., p. 305.
[31] A.-M Bassy, Les « fables » de La Fontaine : quatre siècles d’illustration, Op. cit., p. 137.
[32] Sur la question du Japonisme, la bibliographie étant pléthorique, je renvoie à une référence récente : L. Lambourne, Japonisme : échanges culturels entre le Japon et l'Occident, Paris, Phaidon, 2007 (1ère éd. en anglais : 2005).
[33] Fr. Berthier, Bestiaire du Japon, Paris, POF, 1989.
[34] De tels contes ont notamment été collectés par Yanagita Kunio (1875-1962) et certains ont été traduits en français assez récemment : voir K. Yanagita, Les yeux précieux du serpent, trad. G. Sieffert, Paris, Le Serpent à plumes, 1999 et Contes du Japon d'autrefois, trad. G. Sieffert, Paris, POF, 2000.
[35] Voir la préface des Contes du Japon…, Op. cit., pp. 8-10.