Mireille Hilsum, Hélène Védrine (dir.),
La relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes.
Tome 3 : Se relire par l’image,
Kimé, « Les cahiers de marge », 2012, 424 p.
EAN 9782841745852

 

      Ce volume est le troisième de la série des Cahiers de Marge consacrés à la relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes [1]. Le premier volume s’écartait déjà de la seule relecture par les mots. La relecture, qui excède le paratexte, comprend toutes les formes de retour sur une œuvre publiée, ce que marquait le choix de commencer au XVIIIe siècle dans les volumes précédents : l’invention des Ouvres Complètes n’est pas seulement ni nécessairement l’occasion, pour l’auteur devenu relecteur de son œuvre propre, de rédiger des préfaces, testamentaires ou non. L’édition d’Ouvres Complètes comme celle de Morceaux choisis façonne aussi d’autres gestes, d’autres manières de se relire que nous retrouverons dans ce volume : par la collection ou son envers apparent, le tri (pourquoi illustrer tel livre, mettre en scène ou porter à l’écran telle œuvre, plutôt que d’autres ?), la coupure (que pratiquent aussi bien Gide que Denis Roche [2]), la mise en ordre ou l’invention d’un ordre dans lequel se lire et être désormais relu (Henri Matisse, roman), par les interventions dans la mise en page (le maquettage de Malraux) ou dans l’illustration (la reprise d’images qui ne sont pas réagencées mais recadrées dans Les Voix du silence selon l’analyse de Camille Pageard), l’auteur relecteur recompose son œuvre, par là se délie et plus souvent se relie à celui qu’il fut. Que la relecture passe par les mots ou qu’elle s’en passe, qu’elle soit bavarde ou laconique, elle instaure une tension entre hier et aujourd’hui. Entre le relecteur et ce/lui qu’il relit.
      Ce troisième volume poursuit l’analyse en envisageant les seuls modes plastiques de retours sur soi et son œuvre, sans en rester au livre illustré. Issu d’un colloque international qui s’est tenu à l’Ecole Normale Supérieure en novembre 2009 sous l’égide des universités Paris-Sorbonne (Paris IV) et Jean Moulin (Lyon III), il enrichit la galerie de portraits des grands relecteurs : Balzac, Sand, Gide, James, Aragon, Sartre, Malraux, Michon déjà présents dans les volumes précédents ; certains parmi eux - Sartre, Aragon et Malraux - se sont relus de toutes les façons envisageables au XXe siècle : dans le livre, par les mots et les images, mais ils se sont également prêtés aux entretiens radiophoniques et aux films documentaires. C’est plus rarement le cas des auteurs metteurs en scène d’eux-mêmes [3] : Sardou, Beckett, Novarina, Vinaver qui ne se relit que tardivement, lorsqu’il co-signe, en 1983, avec Françon la mise en scène de L’Ordinaire, créé par Planchon en 1956. Mais, au théâtre comme dans le roman, la posture une fois prise est souvent gardée. Rares sont les mises en scène radicalement isolées dans la démarche d’un écrivain. Le même Vinaver revient sur sa co-mise en scène en 2009 proposant, pour son entrée au répertoire de la Comédie Française, la reprise de L’Ordinaire. Qu’ils la mettent en scène ou la portent à l’écran, c’est sur une œuvre publiée, une pièce créée par eux ou par d’autres, que les relecteurs le plus souvent interviennent.
      Ainsi définie d’une première manière qu’il nous faudra nuancer, la relecture concerne rarement une œuvre singulière. Quel que soit l’objet apparemment visé par le livre illustré, la mise en scène ou le film, le relecteur relit avec elle sa vie [4] et plus souvent encore l’ensemble de son œuvre. C’est par exemple, dans ce volume, le daguerréotype de Balzac qu’étudie Marine Lavaud. Ou Aragon relisant, par le truchement de Giacometti comme le montre Thomas Augais, les impasses ou les rivages de son propre réalisme, en même temps que Les Beaux quartiers, publié en 1936 et repris/illustré en 1965 [5]. De même, lorsque Beckett devient son propre metteur en scène, c’est l’ensemble de ses premières pièces qu’il relit, comme l’indique Olivier Penot-Lacassagne, d’un oil sévère, autocritique, rejoignant par là les grands relecteurs du XXe siècle, étudiés dans le volume II.
      Cependant ce qui frappe à lire ce volume, c’est que la relecture par l’image ne se prête pas à la proclamation de ruptures, si décisives soient-elles. Hasard du corpus ou spécificité véritable, il n’y a pas dans les œuvres examinées ici de proclamation d’un « J’ai changé », à la façon Huysmans ou à celle de Sartre, pas de reniement d’une œuvre d’avant (la conversion, la Révolution ou l’extermination). Pas d’œuvre déclarée périmée et relue, republiée quand même. Le film de Debord, réalisé après 68 et la dissolution de l’Internationale situationniste, est analysé par Matthieu Rémy comme une ode à l’amitié en même temps qu’attestation de « l’assaut mené » contre la société capitaliste. Quand le regard se fait critique, ce n’est pas, dans ce volume, au nom de l’Histoire que l’écrivain récuse implicitement son œuvre ancienne. C’est la mort de Giacometti, non les désastres du XXe siècle, qu’Aragon projette sur son roman le plus optimiste. C’est sa propre esthétique (beaucoup plus que ses convictions passées) que le relecteur évalue lorsqu’il se met en scène ou se porte à l’écran, après parfois un temps considérable. Mais sans ostentation ni rédaction de manifeste, sinon en creux (Catherine Brun). La tendance générale est à la simplification, à l’éviction du pathos au théâtre (Beckett) comme au cinéma (Simon). Vinaver, Simon encore veulent donner du rythme, Perec dégonfler l’emphase du texte, comme le montre Maryline Heck analysant l’ironie visuelle de celui qui est devenu le co-auteur, avec Bernard Queysanne, d’Un homme qui dort [6].
      Parce qu’elle porte sur une œuvre publiée, déjà lue, toujours mal lue, la relecture, ici comme dans les volumes précédents, rectifie méprise et malentendu originaires. Lorsqu’il ne la condamne ni ne la renie, le relecteur veut reconquérir son œuvre. C’est ce que montre Olivier Bara à propos de Balzac, se ressaisissant de Vautrin, porté par d’autres, avant lui, à la scène. Ou Hélène Laplace-Claverie, à propos du Voyage à travers l’impossible : Verne se réapproprie, par la scène, « la dimension visuelle de son œuvre, partiellement confisquée dans les romans par ces illustrateurs de génie que sont Benett, Roux ou Riou ». Ce qui est vrai au XIXe [7] l’est encore au XXe, comme le montre, par exemple, Laurent Demanze analysant le choix du Saint Thomas de Vélasquez par Michon, lors de la reprise en folio des Vies minuscules. Choisir Vélasquez, plutôt que Millet, c’est récuser les images provinciales, et une réception originale, prête à faire de Michon « un écrivain du terroir, qui construirait au fil des pages le conservatoire de traditions désuètes ».

 

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[1] La Relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes. Tome I : Tombeaux et testaments ; Tome II : se relire contre l’oubli ? xxe siècle, sous la direction de Mireille Hilsum, Paris, Editions Kimé, 2007.
[2] Cf. aussi l’élimination de personnages romanesques lors du passage à la scène chez Sand ; les coupes dans le texte d’Un homme qui dort de Perec ou dans La Société du spectacle de Debord.
[3] Dualité discutée en des sens opposés par Guy Ducrey et Olivier Penot-Lacassagne dans les études respectivement consacrées à Sardou et à Beckett. Nous y reviendrons.
[4] Les images de Doré constituent, pour Gautier, un « vecteur de la remémoration », elles favorisent une « relecture nostalgique de sa jeunesse » écrit Nicolas Wanlin.
[5] De même pour Vinaver encore, sa collaboration avec Giselone Brun l’aide à sortir de « l’impasse réaliste » (Catherine Brun).
[6] Deux films (et ce n’est pas indifférent) font exception : L’Orphée filmé par Cocteau dans les années cinquante et Etre sans destin de Lajos Koltai auquel collabore Kertesz.
[7] Hetzel est de nouveau la cible de cette relecture réappropriation. Ce qui était vrai de Sand dans volume I, l’est de Verne ici qui se libère de « l’impératif d’optimisme qui lui était dicté » par l’éditeur. On retrouve, dans une posture et un rôle inverses, Albert Skira publiant Michaux dans le volume II et Malraux ici.