De l’art séquentiel à l’art ludique
- Thierry Groensteen
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      (je ne veux pas parler ici au nom de Benoît Peeters), je n’avais pas encore, en 1994, de vues théoriques très claires sur la bande dessinée. Je n’exprimerais celles-ci que cinq ans plus tard, dans mon essai Système de la bande dessinée [6]. A l’époque où j’écrivais sur Töpffer, ce système commençait seulement à se mettre en place ; ce n’est pas lui qui a informé ma lecture des histoires en estampes, c’est au contraire l’analyse de celles-ci qui m’a aidé à préciser et à structurer certaines de mes intuitions, qui n’ont été formalisées qu’ultérieurement.
      Il se trouve que, quoiqu’étant un traité d’inspiration sémiotique, Système de la bande dessinée se refusait précisément à donner une définition complète, articulée de la bande dessinée. Au lieu de cela, je me contentais de reconnaître un « principe fondateur », celui de la solidarité iconique. Je n’utilisais pas le terme de séquentialité, et prenais soin, au contraire, de distinguer trois types d’images solidaires, selon qu’elles composent une suite, une série ou une séquence. J’ai, depuis, complété l’édifice en ajoutant à ces trois régimes, ou degrés, de la solidarité iconique, quatre modalités : la complémentarité spatiale, la perpétuation, le rythme et la configuration [7]. Autant de notions qui relèvent d’une approche de la bande dessinée comme média séquentiel, je n’en disconviens pas, mais qui déplient considérablement le concept de séquence, au lieu de fétichiser le terme et de calcifier la chose [8].
      Au reste, et c’est ici le point le plus important, ce n’est pas du tout en vertu de la conformité du modèle narratif töpfférien avec un quelconque schéma théorique que je mesure aujourd’hui l’importance de Töpffer, et Thierry Smolderen le sait bien. Ce qui est à mes yeux capital, c’est le fait que la bande dessinée a reçu avec Töpffer, pour la première fois, une revendication de paternité, un nom (la littérature en estampes), partant, une existence sociale, une identité culturelle, une conscience de soi. Un phénomène n’existe pas aussi longtemps qu’il n’est pas repéré comme tel et nommé. Töpffer a établi la bande dessinée comme une nouvelle forme de littérature, au service de l’invention fictionnelle, et il l’a introduite en librairie. Il l’a érigée en média autonome. Ce sont autant de gestes inauguraux déterminants, que personne n’avait accomplis avant lui [9].

      Le regard que je porte aujourd’hui sur Töpffer (et qui, de fait, complète et nuance quelque peu ce que j’ai pu écrire il y a bientôt vingt ans) ne relève donc pas au premier chef de ce point de vue « essentialiste » que dénoncent à la fois Smolderen et Maigret.
      Il reste que, au point de vue méthodologique, je ne crois pas que l’approche « relativiste » qui est la leur (Smolderen parlant d’une multiplicité de définitions émanant de groupes sociaux très différents, Maigret plaidant pour une description en termes d’usages, de dispositifs et de flux mouvants, constamment réagencés) soit praticable dans les faits, autrement que comme posture idéologique. Ainsi que je l’ai écrit, « en dépit des apparences, l’option relativiste ne permet pas, elle non plus, d’échapper à la nécessité d’une définition, fût-elle minimale. En effet, pour pouvoir reconnaître en des objets très différents des "états" d’un même média, on doit disposer de critères établissant cette appartenance. Il existe donc, forcément, un "noyau invariant", un dénominateur commun implicite qui permet d’identifier la bande dessinée à travers chacune de ses métamorphoses historiques ou culturelles » [10].
      La sociologie et les Cultural Studies, d’un côté, et, de l’autre, la sémiotique correspondent certes à des approches méthodologiques différentes. Mais, sur le point qui nous concerne ici, la principale différence entre les essentialistes et les relativistes est que les premiers s’exposent au risque de nommer ce « noyau » alors que les seconds ne s’y réfèrent que de manière intuitive.

 

Quel Töpffer ?

 

      Thierry Smolderen pense, au surplus, que la notion d’art séquentiel condense précisément ce que Töpffer voulait dénoncer. Selon lui, les bandes dessinées de Töpffer constituaient une charge ironique contre le concept même d’art séquentiel. Et cette charge visait très précisément à contredire les conceptions développées par Lessing dans son Laocoon. Ce dernier, comme l’on sait, introduisait en 1766 « une distinction rationnelle entre les arts, en les catégorisant du point de vue de l’espace et du temps ».
      S’agissant de la poésie, Lessing la conçoit comme d’essence temporelle et la voue, en conséquence, à la description d’une action progressive ; il dénonce, comme contre nature, la poésie descriptive ou allégorique. A l’inverse de la peinture, la poésie serait donc pour Lessing, essentiellement, un « art séquentiel ». Töpffer, nous dit Smolderen, s’opposait radicalement à cette conception, lui qui restait profondément attaché à la culture de l’Ut Pictura Poesis. Pour Töpffer, l’œuvre, qu’elle fût littéraire ou plastique, relevait d’un art de la simultanéité.
      L’« inventeur » de la bande dessinée aurait donc construit en toute connaissance de cause ce langage dans l’unique but de démontrer, par l’absurde, l’impasse intellectuelle que représentaient à ses yeux les idées de Lessing.
      L’argumentation de Smolderen, telle que je viens de la résumer [11], repose sur toute une série de glissements sémantiques hasardeux. Les signes d’équivalence qu’il pose entre les notions d’action progressive, de séquentialité (terme qui n’existe ni chez Lessing – lequel parle seulement de consécutivité et de successivité – ni chez Töpffer), puis de ligne droite et enfin de tunnel mériteraient, à tout le moins, d’être discutés. Tout cela aboutit à une description de la planche horizontale typique des albums de Töpffer, constituée d’une seule bande, comme tunnel mécanique, chemin de fer rigide de l’action progressive, incarnation d’une pensée froide, rationnelle et académique, produit du matérialisme, de la civilisation industrielle, de la rhétorique du progrès, et finalement de tout ce que Töpffer exécrait. En résumé, Töpffer ne fut nullement un promoteur de l’art séquentiel, il n’entretenait pas à l’égard de la bande dessinée de rapport « bienveillant », c’était même tout le contraire.

 

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[6] Système de la bande dessinée, Paris, PUF, « Formes sémiotiques », 1999 ; l’ouvrage a été prolongé et complété en 2011 par Bande dessinée et narration (Système de la bande dessinée, 2), paru dans la même collection.
[7] Voir Bande dessinée et narration, Op. cit., pp. 33-34.
[8] L’un des directeurs de l’ouvrage La Bande dessinée : une médiaculture, Eric Maigret, affirme, quant à lui, dans son texte d’introduction, que des auteurs comme Peeters et moi-même aurions, à partir de la quête d’un point de départ [de l’histoire de la bande dessinée] précis, cherché à « définir un quasi-invariant » (p. 7). Qu’il me soit permis de dire que l’ensemble de mes écrits, dans lesquels je n’ai eu de cesse de cartographier toutes les possibilités qu’offre le champ de la bande dessinée, y compris ses formes marginales (bandes dessinées poétiques, infra-narratives, abstraites, minimalistes, réflexives, oubapiennes…), démentent cette affirmation caricaturale.
[9] Je développe ce point dans mon texte « Définitions », à paraître (art. cit.). Toutefois, une première version de ce texte, aujourd’hui retirée, a figuré pendant des années sur mon site, sous le titre : « Définition et origine. Des rapports entre la sémiologie de la bande dessinée et son étude historique ».
[10] Ibid.
[11] Voir en particulier son texte « Histoire de la bande dessinée : questions de méthodologie », art. cit., pp. 82-86. L’auteur déclare préparer un essai entièrement consacré à l’étude des rapports entre l’œuvre de Töpffer et les théories de Lessing.