Pierrot est Boutès
- Gilles Bonnet
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Fig. 5. H. Gerbault, Lulu, 1901

Fig. 9. A. Willette, Pauvre Pierrot, 1881

      Parce qu’elle est tout, à la fois, déroutante et insaisissable, Lulu, l’héroïne de Champsaur, « la clownesse, sphynge, acrobate, danseuse, mime » [5]. ne saurait ainsi s’inscrire sur la page autrement que par l’oblique, que ce déséquilibre atteigne directement les lettres de son nom de scène, ou s’inscrive plus sournoisement à l’intérieur d’un tracé demeuré droit (figs 5, 6, 7 et 8).
      Le pantomime ici sera perçu comme l’acteur d’une bascule essentielle, instant critique tant sur le plan esthétique qu’axiologique. La scène, des Funambules au Cirque Molier cher à Champsaur se fait seuil, espace tensif où viennent se heurter, se mêler ou s’annihiler des intentionnalités contraires : grave/léger, comique/tragique, blanc/noir… A la limite, l’oblique ne fait que passer: foncièrement instable, il déjoue les pronostics sur sa très problématique pérennité. De l’oblique comme de l’italique on attend toujours, même inconsciemment, qu’ils finissent par se redresser par quelque miracle orthopédique. Ou bien s’ils demeurent, c’est alors peut-être qu’ils signifient la danse du signifiant, une cachucha typographique à déchiffrer comme le symptôme probable d’une agitation inquiétante du signifié. Pourtant, l’avènement, à quoi participe au premier chef la pantomime, d’un rire dix-neuviémiste, requiert l’oblique hors de tout redressement axiologique. L’indirection et l’ambivalence affective de ce grotesque polymorphe dont Hugo démontre la nécessité emprunteront constamment cette voie de l’oblique comme refus de l’unicité. De même, lorsque sidéré par l’horrible vision méduséenne de sa condition mortelle, Pierrot se verra contraint de biaiser, il recourra, burlesque Persée « qui ne regarda pas en face Méduse à l’instant où il l’affronta » [6], au seul regard indirect et oblique.
      Quant à l’origine de ces mouvements de travers, difficile là encore de trancher avec assurance : la traînée d’encre qui suit, comme la queue d’une comète, le nom de Pierrot dans le dessin inaugural de Pauvre Pierrot [7] (fig. 9) transcrit certes un effet de vitesse mais autant l’insaisissable origine d’une intrusion saisie in medias res. L’oblique conjoint par conséquent ces deux troubles à l’ordre public : fuyant, il ne passe qu’en coup de vent ; venu d’ailleurs, il n’apparaît qu’en transit vers un au-delà énigmatique, effondrant les frontières jusque-là stables de l’espace qu’il vient d’investir. Un Pierrot comme un souffle vient alors traverser la couverture de l’ouvrage de Willette.
      Et le Pierrot glabre de l’affiche américaine, étonnant phallus humain héritier de l’incongru Deburau au long cou, de rejouer en la transgressant la scène primitive de ce coït que Quignard assimile au « jadis » [8], vert paradis non du puer, qui déjà s’essaie à la langue, mais de l’in-fans encore muet. Pierrot est cet infans. On comprend mieux que les écrivains les plus aigus du dix-neuvième siècle s’y soient mesurés : « L’écriture est une infantia. Celui qui écrit est un infans, un infant dans le royaume des mots qui, regagnés par le silence premier, réexposent ce qu’ils cherchent à montrer comme dans leur aube » [9].

 

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[5] F. Champsaur, Lulu, roman clownesque, Paris, Charpentier & Fasquelle, 1901, p. 36.
[6] P. Quignard, Le Sexe et l’effroi, Op. cit., p. 110.
[7] A. Willette, Pauvre Pierrot, Paris, Magnier, 1887.
[8] « Plus loin encore, plus lointain encore, avant le monde utérin l’autre monde absolu, le monde antérieur à celui qu’a connu l’enfant fœtus; le monde invisible; le monde sexuel, nu, désirant; monde non plus halluciné mais imaginaire: le monde de la scène hétérosexuelle primitive ; le jadis » (P. Quignard, Sur le jadis, Op. cit., p. 126).
[9] Ibid., p. 262.