Du roman-photo aux romans-photos
- Jan Baetens
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Fig. 4. L’Etoile d’amour, 1985

Fig. 5. Le Cri, d’après M. Antonioni, 1957

      Renoncer à définir le roman-photo comme une entité abstraite et générale suppose de passer à une étude de ses productions à l’aide des différents paramètres, de forme mais aussi de contenu, que ces œuvres travaillent en faisceau. Parmi eux, il convient de mentionner au moins,

 

• le support utilisé : brochure, magazine, livre, poster, cimaise, site web… – en fait toutes les combinaisons et tous les échanges sont à envisager ;
• une classe ou un groupe de signes, en l’occurrence des textes et des images, mais selon des dispositifs formels tout autres dans le roman-photo, lequel adopte le « multicadre » [19] de la bande dessinée ;
• un certain contenu, un certain type de récit, un certain univers social, tels par exemple le mélodrame, le feuilleton, la petite bourgeoisie…

 

Chacun de ces éléments – le support, les signes, le contenu – se prête à des variations sans fin, qu’il ne faut pourtant jamais lire comme des variations sur le même thème ou le même modèle mais comme des arrangements de paramètres proposés par chaque œuvre. Ce qui se perd en sacrifiant la postulation d’un type ou d’un prototype qu’on baptiserait « le » roman-photo, est compensé par les mille et une possibilités que l’on se donne de confronter les singularités des romans-photos à l’étude. On peut certes comprendre que certains artistes qui expérimentent les structures roman-photo n’aiment pas trop que leur travail soit replié sur les clichés rebattus. Leurs réticences devraient tomber toutefois pour peu que l’analyse comparative s’effectue dans un esprit différentiel. Le souci de faire ressortir la particularité d’une œuvre vaut également pour les productions plus conventionnelles du roman-photo : on gagne souvent davantage à montrer que tel roman-photo, loin de « rompre » avec la bêtise du genre dans son aspiration au prestige d’autres formes photographiques, noue en revanche un dialogue critique mais précis avec les « lois » du genre.
      La reconfiguration des genres est la seconde grande ouverture du comparatisme d’Ute Heidmann. Si l’on accepte sa thèse d’un possible repositionnement générique de chaque nouvelle production, la question du roman-photo peut être reposée en tout autre terme. Dans une telle perspective, il ne s’agit plus (seulement) de voir comment chaque nouvelle œuvre répète ou confirme ce que l’on sait déjà du roman-photo, mais d’interroger en détail le statut générique de ces œuvres, puis du roman-photo en général. Ce dernier cesse alors d’être le genre qui a pris la place de deux genres antérieurs, le ciné-roman (dont on sait combien il est épineux d’en donner une définition, tellement la production ciné-romanesque est flottante et hétérogène [20]) et les « fumetti » ou bande dessinée au lavis (genre éphémère et très mal connu qui « imitait » en même temps que « détournait » les codes du ciné-roman et de la bande dessinée en proposant des versions dessinées de scénarios fictifs [21]). Il devient plutôt une forme « ouverte » qui n’arrête pas de restructurer d’autres genres, antérieurs ou contemporains, quitte à être modifié en retour par eux.
      Car le roman-photo ne s’avance jamais seul, même pas dans Grand Hotel ou Nous Deux, les deux phares qui éclairent ce continent. Le roman-photo s’y détache sur un fond d’autres genres qui, les uns soi-disant visuels, les autres supposés langagiers, mélangent tous le texte et l’image. Dans les magazines construits autour du roman-photo, les nouvelles et les feuilletons sont plus que de simples avatars de la tradition séculaire du mélodrame. Ce sont aussi et surtout des textes illustrés, dont les images « riment » avec celles que l’on trouve, en amont ou en aval, dans les pages à romans-photos. La même remarque s’applique à une rubrique à première vue strictement textuelle, celle du courrier des lecteurs, ne fût-ce qu’à travers le dialogue systématique avec les plages publicitaires (fig. 2 ). Quant aux genres proprement visuels, bande dessinée ou ciné-roman, mais aussi reportage « people » et posters de vedettes – tous se caractérisent par une forte intrication du lisible et du visible, dont les va-et-vient ne peuvent pas être dissociés de ce qui s’observe dans les plages du roman-photo même. Cet éventail générique n’est pas dépassé par le roman-photo, il s’y trouvée intégré, retravaillé, tenu infiniment ouvert. Le roman-photo comme genre n’est donc pas un terminus ad quem, mais une solution toujours provisoire, toujours susceptible de balancer vers d’autres configurations.
      L’analyse du co-texte du roman-photo, que pour des raisons de place et de temps il n’est hélas pas possible d’entamer dans cet article, devrait être un aspect clé de toute lecture fouillée de la dynamique de cette forme littéraire : on sent intuitivement l’importance des chassés-croisés entre les motifs, les sujets, les mythes qui reviennent systématiquement dans le courrier des lecteurs (notamment dans cette section très instructive que sont les conseils psychologiques donnés par les vedettes des romans-photos), dans les publicités (notamment pour ces produits-là qui sont censés sauver ou stimuler la vie sentimentale du couple), ou dans d’autres types de récit (notamment les nouvelles illustrées qui répètent souvent le matériau narratif des romans-photos), et l’examen minutieux de ces « paratextes » (au sens genettien du terme, fig. 4).
      Les reportages de mode, souvent plus « glamour » que ce qui s’offre dans l’univers du roman-photo, pourrait illustrer ce phénomène. La place prise par ces reportages, puis leur esthétique propre, enfin la plus ou moins grande solution de continuité entre l’univers du roman-photo et celui de la mode offrent toutes des perspectives fascinantes sur l’évolution du monde photo-romanesque. Car la mode n’était pas là dès le début : si elle pénètre les magazines de roman-photo, quelle en est la raison ? Et de quel type de mode s’agit-il : les modèles sont-ils jeunes ou moins jeunes ? La mode montrée est-elle branchée ou plus sage ? Est-celle pour adultes ou mode pour enfants ? Quelle est l’image de l’homme qui y transparaît ? La photographie de mode est-elle à prétention artistique ou non ? La teneur des textes d’accompagnement est-elle descriptive ou évaluative ? Et surtout : que penser de l’hypothèse, sans doute à nuancer, si ce n’est à critiquer très fortement, que les récits photo-romanesques représentent dans ces magazines la part du rêve et de l’évasion et les reportages de mode, la part du réel ? Enfin : comment évoluent les rapports entre texte (roman-photo) et paratextes (comme les reportages de mode) dans le temps ? Est-il encore possible de maintenir la distinction entre texte et paratextes, ou faut-il envisager la dynamique de ces formes de la culture médiatique de masse d’une tout autre façon ?
      Mais revenons à la question même du statut générique du roman-photo, dont on a vu l’instabilité dans ses années d’émergence. Le « retour » du ciné-roman dans la seconde moitié des années 1950 est un autre exemple du mouvement de balancier qui n’est jamais loin, même dans le cas d’une pratique qui semble aussi figée que le roman-photo. Après s’être fait évincer par le roman-photo vers l’année 1950, le ciné-roman fait un retour étonnant quelques années plus tard, au moment où, en quête d’un nouvel élan, le roman-photo remplace ses scénarios « originaux » par des histoires déjà tournées au cinéma. Sans rien abandonner de son propre langage formel, le roman-photo « absorbe » tout à coup la production cinématographique du moment, qu’il recycle systématiquement selon ses propres codes, à moins que ce ne soit le ciné-roman qui, tel un bernard-l’hermite, ne se loge à l’intérieur de la coquille du roman-photo pour le refaçonner en fonction de ses propres besoins (fig. 5).
      C’est l’hésitation structurelle entre ces deux positions – le ciné-roman qui se fait totalement assimiler par le roman-photo ; le ciné-roman qui au contraire calque une nouvelle forme sur le socle mélodramatique du roman-photo, même quand le film de départ s’avère tout sauf un mélodrame – qui fait tout l’intérêt du mariage des deux modèles dans la seconde moitié des années 1950.
      Un exemple récent, mais lui aussi fort représentatif de la complexité générique du roman-photo est l’ouvrage de Lia Rochas-Pàris : Vasistas [22]. Ce recueil présente une sélection de mini-romans-photos d’abord publiés sur le Net, reflétant sans exception les cultures visuelles qui circulent dans l’espace urbain moderne : la photographie numérique (faite entre autres à l’aide des portables), les séries télévisées mettant en scène la vie quotidienne des jeunes, les blogs et les vlogs, mais aussi le roman-photo tel qu’on se rappelle aujourd’hui, avec un mélange de curiosité et de distance critique (mais sans les partis-pris qui ont longtemps condamné les artistes à n’oser le pratiquer que de manière parodique). Lia Rochas-Pàris réinvente sans gêne un certain usage du roman-photo, où la dimension documentaire est de nouveau tout sauf négligeable. Avec elle, le roman-photo redevient un outil à parler du vécu, plus particulièrement du vécu que se partagent les créateurs, les acteurs et les acteurs du roman-photo.

 

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[19] Le concept de multicadre est dû à Henri Van Lier, voir son Anthropogénie, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2009, pp. 351-556.
[20] Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’ouvrage classique d’Alain et Odette Virmaux, Le Ciné-roman, Paris, Edilig, 1982. Rassemblant un corpus d’un réel intérêt historique, cette étude ne résout pas vraiment la question de la définition du genre, qu’elle identifie finalement, de manière un rien circulaire, en renvoyant aux ciné-romans mêmes. Mais ce qui serait une « faute » du point de vue de l’analyse comparatiste traditionnelle, devient évidemment un atout aux yeux de la lecture différentielle contemporaine, qui cherche à éviter l’écrasement des singularités.
[21] Voir surtout S. Giet, « Le roman-photo sentimental traditionnel lu en France », dans J. Baetens et A. Gonzalez, Le Roman-photo (actes du colloque de Calaceite), Amsterdam, Rodopi, 1996, pp. 3-14. Si le terme "fumetti" est toujours utilisé aujourd’hui, le sous-genre de bande dessinée qui a préparé l’émergence du roman-photo n’a eu qu’une existence très brève. Il a connu son heure de gloire en 1946-1947, pour disparaître ensuite assez vite.
[22] Lia Rochas-Pàris, Vasistas, Paris, Parties prises, 2010. Voir aussi la rubrique « romans-photos » sur le site personnel de l’artiste. Il y a sûrement un petit air de famille avec des séries comme Gossip Girl.