L’image intradiégétique
dans le récit fantastique

- Serge Zenkine
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Des yeux qui bougent sur une image artificielle, c’est un effet qui, dans Omphale de Gautier, précède la scène où toute la figure de la belle dame à la peau de lion d’Hercule va s’animer et descendre de la tapisserie : « En me déshabillant, il me sembla que les yeux d’Omphale avaient remué (...). Je crus voir qu’elle avait la tête tournée en sens inverse » [18]. Avant de sortir du cadre, l’image fantastique perd sa fixité, commence à « remuer », à faire des grimaces, à jeter des regards à l’extérieur. Dans sa plénitude, des points, des détails se détachent, se distinguent de la totalité et y introduisent la négativité propre au symbolique, au texte, au récit. L’image devient mouvante : un effet que la culture visuelle de l’époque romantique recherchait dans certains types de fantasmagories, de lanternes magiques [19] pour le perfectionner plus tard, à l’époque du cinéma. L’image se narrativise, devient « diégèse », acquiert une dimension temporelle propre au récit. Sa mise en mouvement est réalisée d’une manière originale chez Poe : rien ne bouge dans le portrait ovale, même quand il est contemplé par le narrateur en proie à la fièvre, mais l’élément narratif lui est ajouté de l’extérieur. À la fin de la nouvelle, la description du tableau cède la place à son histoire, et de ce récit nous apprenons que le portrait a tué son modèle, la jeune épouse de l’artiste : une fois de plus, l’image se révèle être double, associer la beauté avec le maléfice.
      L’ambivalence de l’image intradiégétique tient donc à sa nature ambiguë : c’est une image cessant d’être une image, manifestant des traits d’une histoire narrative. Le récit est une sorte de germe hétérogène qui pénètre dans la perfection de l’image et qui la corrompt du dedans, comme un élément du Mal. Ensuite, cette dualité initiale peut être interprétée en termes d’évaluation secondaire, affective ou morale. Elle sera lue comme une rupture entre le christianisme et le paganisme (La Vénus d’Ille, Arria Marcella), comme un désaccord entre l’éthique et l’esthétique (Le Portrait de Gogol et Le Portrait ovale de Poe), ou encore comme l’ambiguïté d’une aventure amoureuse vécue par un adolescent, chez qui le plaisir se mêle à la peur (Omphale). Les deux Portraits, ceux de Gogol et de Poe, présentent un intérêt particulier en ce qu’ils introduisent l’image ambivalente dans une élaboration idéologique, qui s’étend dans le texte bien au-delà de l’image proprement dite : chez Poe c’est l’histoire légendaire d’une œuvre d’art drainant vers elle la force vitale de la personne qu’elle représente, et chez Gogol, c’est l’opposition théorique d’images « bonnes » et « mauvaises » (divines et diaboliques).
      Le troisième aspect des images intradiégétiques fantastiques est leur caractère évanescent, qui peut être considéré comme une conséquence de leur instabilité de nature. Surgissant souvent d’un milieu indéterminé (de « l’ombre profonde » [20], comme le portrait ovale chez Poe ; de la terre, comme la Vénus d’Ille ou l’empreinte du corps d’Arria Marcella ; d’une boutique de hasard, comme le portrait dans le récit de Gogol), cette image reste éphémère pour disparaître à la fin du récit. Deux modes de disparition se distinguent : se désintégrer et se perdre.
      Le simulacre magique (et onirique) d’Arria Marcella, après l’imprécation chrétienne de son père, se réduit à « une pincée de cendres mêlée de quelques ossements calcinés » [21] ; l’écrivain ne pouvait pas savoir que le même sort attendait l’autre image de la belle Pompéienne, le moulage de son corps qui avait été effectivement « trouvé en 1771, et effectivement visible à l’époque où Gautier visitait Naples » mais qui « s’est décomposé depuis » [22]. L’évanouissement de l’image annule son ambivalence ; en devenant de la substance informe, l’image physique prouve qu’elle contenait bien un résidu matériel, neutre et irréductible aux rapports formels. Un récit ne pourrait pas tomber en poussière, car il n’a pas de substance propre ; en revanche il n’est jamais innocent.
      Les choses se compliquent à la fin de La Vénus d’Ille, lorsque les villageois alarmés des malheurs que la statue a causés tentent de la transformer en un objet pieux :

 

Mon ami M. de P. vient de m’écrire de Perpignan que la statue n’existe plus. Après la mort de son mari, le premier soin de Mme de Peyrehorade fut de la faire fondre en cloche, et sous cette nouvelle forme elle sert à l’église d’Ille. Mais, ajoute M. de P., il semble qu’un mauvais sort poursuive ceux qui possèdent ce bronze. Depuis que cette cloche sonne à Ille, les vignes ont gelé deux fois [23].

 

      On voit qu’avec la statue de Vénus on n’a pas su se débarrasser de l’image ambivalente, et la cloche chrétienne prolonge les méfaits de l’idole du paganisme. Si, au début, on pouvait croire que la violence de la Vénus tenait à sa forme altérée (« la malice arrivant jusqu’à la méchanceté »), après la destruction de cette forme la violence semble passer dans sa substance (le bronze dont on a fabriqué une cloche). Pour justifier ce transfert de culpabilité – la substance matérielle n’étant plus neutre mais porteuse elle-même d’une énergie néfaste, indépendamment des formes qu’elle revêt – le récit doit recourir à des procédés spéciaux. Au niveau de l’énonciation, il l’évoque à travers un discours indirect attribué aux villageois superstitieux et par conséquent peu fiables ; et au niveau thématique il l’associe à une diminution presque dérisoire des dégâts : si « de son vivant » la Vénus frappait ses victimes dramatiquement (un homme blessé, un autre tué, une jeune fille devenue folle), sa vengeance « posthume » se traduit prosaïquement par une mauvaise récolte. On l’a déjà dit, l’image intradiégétique fantastique est « mauvaise » par son côté narratif, pour autant qu’elle n’est pas tout à fait une image, et dans La Vénus d’Ille c’est toujours le récit qui, après la suppression de l’image, prend en charge le principe du Mal tout en l’imputant, peut-être à tort, au métal de la statue.
      Mais souvent l’image ne se désintègre pas – elle est perdue, égarée parmi d’autres objets du monde : ce qui arrive surtout dans le commerce. La tapisserie amoureuse d’Omphale, une fois perdue de vue par le narrateur, refait surface momentanément chez un marchand de bric-à-brac, pour disparaître tout à fait avant d’être rachetée :

 

Je revins avec l’argent ; la tapisserie n’y était plus. Un Anglais l’avait marchandée pendant mon absence, en avait donné six cents francs [deux cents francs plus cher] et l’avait emportée [24].

 

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[18] Th. Gautier, Romans, contes et nouvelles, Op. cit., t. 1, p. 202. Le jeune protagoniste du récit, séduit par Omphale – autrement dit par la belle marquise de T., représentée sous une apparence mythologique – est plutôt ému que terrifié par cette scène ; l’ambivalence de l’image est atténuée.
[19] Voir M. Milner, La Fantasmagorie : Essai sur l’optique fantastique, Paris, PUF, 1982 ; Ph. Hamon, Imageries : Littérature et image au XIXe siècle, Paris, Corti, 2001.
[20] E. A. Poe, Œuvres complètes, Op. cit., p. 275.
[21] Th. Gautier, Romans, contes et nouvelles, Op. cit., t. 2, p. 312.
[22] Th. Gautier, Œuvres, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1995, p. 1641, note de Paolo Tortonese.
[23] P. Mérimée, Romans et contes, Op. cit., t. II, p. 118.
[24] Th. Gautier, Romans, contes et nouvelles, Op. cit., t. 1, p. 207. On sait que le bric-à-brac est un lieu privilégié du monde fantastique : c’est là que le héros de La Peau de chagrin, et puis le narrateur du Pied de momie où Gautier imite le début du roman balzacien, acquièrent des objets magiques susceptibles de changer leur destin.