De Manet à Moreau : l’évolution artistique
des tableaux de Claude Lantier dans L’Œuvre

- Emilie Sitzia
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Fig. 1. E. Manet, Le Déjeuner sur l'herbe, 1863

      Le second jalon de l’histoire de cette révolution progressive de la peinture est Plein air/Le Déjeuner sur l’herbe (fig. 1) et sa réception par le public et la critique. Les rires du public sont mis en scène par Zola :

 

Cela tournait au scandale, la foule grossissait encore, les faces se congestionnaient dans la chaleur croissante, chacune avec la bouche ronde et bête des ignorants qui jugent de la peinture, exprimant à elles toutes la somme d’âneries, de réflexions saugrenues, de ricanements stupides et mauvais, que la vue d’une œuvre originale peut tirer à l’imbécillité bourgeoise [20].

 

      L’importance du débat artistique dans les journaux est soulignée : « Nous voilà lancés, demain tous les journaux parleront de nous » [21]. Zola décrit, grâce à cette toile, l’affirmation du système marchand/critique qui transforme profondément la face du marché de l’art de l’époque [22]. Zola voit ce tableau et sa réception comme un événement crucial de l’histoire de l’art. Rappelons que Le Déjeuner sur l’herbe est aussi l’occasion du premier engagement radical de Zola en termes de critique d’art.
      La période impressionniste de Claude qui répond à son déménagement à la ferme de Bennecourt apporte un nouvel aspect à la révolution picturale. Claude peint en plein air, il retourne au même sujet plusieurs fois, en utilisant des tons clairs et en se concentrant sur la lumière et ses effets, ce que Monet appelle « l’enveloppe » [23]. Surtout les peintures de Claude à cette période ne possèdent pas le fini poli habituel des tableaux académiques de l’époque. Les tableaux présentés par Zola mettent en valeur cette liberté artistique et cette clarté de vision. Zola reconnaît – bien qu’il ne l’approuve pas forcément – l’arrivée graduelle en peinture du modernisme, c’est-à-dire de l’abandon progressif de la mimesis et de la narration pour une affirmation du matériau et de la surface [24]. Il est intéressant de noter que l’écrivain ne met pas en scène et ne mentionne pas la première exposition impressionniste qui ouvre ses portes en avril 1874. Zola ne voit pas cette initiative comme une révolution dans le marché de l’art ; comme Manet, il pense que le monde des arts doit être changé de l’intérieur : le salon doit être conquis.
      La période de réalisme moderne, d’« actualisme », souligne l’intérêt de l’art de l’époque pour les sujets modernes. Dans la partie « les actualistes » de son salon de 1868, Zola mentionne Claude Monet et Frédéric Bazille comme les principaux représentants de ce mouvement [25]. Gustave Caillebotte et Jean Béraud viennent aussi à l’esprit. Les peintres de cette génération ont répondu à l’appel de Charles Baudelaire [26]. La peinture de la vie moderne s’est imposée au public et l’art se donne maintenant pour mission de représenter la modernité sous tous ses angles.
      Dans cette quête de modernité, Zola souligne l’importance du développement de la représentation des paysages urbains. Bien que Zola ne mentionne pas les travaux haussmaniens, la nouvelle architecture urbaine offre aux peintres d’autres points de vue – par exemple les vues des balcons – et ouvre de nouvelles perspectives – comme le long des quais, des grandes avenues, et dans les parcs récemment établis. Ces aspects, explorés par de nombreux peintres de l’époque tels que Camille Pissarro, Monet, Caillebotte, Armand Guillaumin ou Stanislas Lépine [27], sont repris par Zola non seulement dans ses ekphrasis mais aussi dans ses descriptions de la ville, qui deviennent des tableaux dans l’œil du peintre imaginaire :

 

D’abord, au premier plan, au-dessous d’eux, c’était le port Saint-Nicolas, les cabines basses des bureaux de la navigation, la grande berge pavée qui descend, encombrée de tas de sable, de tonneaux et de sacs (…). Puis, au milieu, la Seine vide montait, verdâtre avec de petits flots dansants, fouettée de blanc, de bleu et de rose. Et le pont des Arts établissait un second plan, très haut sur ses charpentes de fer, d’une légèreté de dentelle noire […] [28].

 

      Le découpage de la description se fait en plans, comme celui d’un tableau. Zola accumule les détails réalistes et les couleurs précises. La description suit l’œil du spectateur sur un tableau et, avec un mouvement circulaire, arrive au cœur de la composition : la Cité. Zola, dans sa description même de Paris, en enchevêtrant les codes visuels et littéraires, montre l’importance du développement du genre du paysage urbain.
      L’écrivain présente aussi dans son roman le mouvement antiréaliste dont l’influence grandit alors que la fin du siècle approche. Ce contre mouvement qui s’éloigne de plus en plus du réalisme vers l’esthétisme et le symbolisme, prend forme dans le tableau final de Claude. Ainsi Zola trace dans son roman les développements de l’histoire de l’art moderne. On peut cependant se demander si c’est la décadence de l’art qu’il décrit, car pour lui l’art a perdu sa voie en se séparant du naturalisme. Zola se détache très tôt, du point de vue critique, du groupe d’artistes qu’il fréquente dans sa jeunesse. Ce n’est pas qu’il ne comprend pas l’impressionnisme, comme il en est souvent accusé, mais il n’est simplement pas en accord avec leur démarche qui s’éloigne de plus en plus de ses idées naturalistes. En 1886, Manet est mort depuis trois ans, Zola est coupé du cercle impressionniste et la dernière exposition impressionniste de 1886 qui inclut les œuvres de Seurat, Signac, Redon et Gauguin annonce une nouvelle ère en peinture, bien loin des idéaux naturalistes. L’Œuvre est donc une histoire de l’art alternative, une justification pour « le bon combat » critique que Zola a mené dans sa jeunesse, justification qu’il réitère en 1896 :

 

Non, j’ai fait ma tâche, j’ai combattu le bon combat. J’avais vingt-six ans, j’étais avec les jeunes et avec les braves. Ce que j’ai défendu, je le défendrais encore, car c’était l’audace du moment, le drapeau qu’il s’agissait de planter sur les terres ennemies. Nous avions raison, parce que nous étions l’enthousiasme et la foi. Si peu que nous ayons fait de vérité, elle est aujourd’hui acquise. Et si la voie ouverte est devenue banale, c’est que nous l’avons élargie, pour que l’art d’un moment puisse y passer [29].

 

      Le roman de Zola rejoint le but essentiel de sa critique d’art : « son importance actuelle est donc de marquer les mouvements d’école qui se produisent (…). Le public, que l’originalité effare, a besoin d’être rassuré et guidé » [30].
      Zola, passionné d’images, s’intéresse très tôt à la critique d’art que les tableaux présentés dans L’Œuvre exposent indirectement. Comme la création artistique, la critique d’art pour Zola se doit d’être engagée :

 

Moi, je vois autrement. Je n’ai guère souci de beauté ni de perfection. Je me moque des grands siècles. Je n’ai soucis que de vie, de lutte, de fièvre. Je suis à l’aise parmi notre génération. (…) Il n’y a plus de maîtres, plus d’écoles. Nous sommes en pleine anarchie, et chacun de nous est un rebelle qui pense pour lui, qui crée et se bat pour lui. L’heure est haletante, pleine d’anxiété : on attend ceux qui frapperont le plus fort et le plus juste, dont les poings seront assez puissants pour fermer la bouche des autres, et il y a au fond de chaque nouveau lutteur une vague espérance d’être ce dictateur, ce tyran de demain [31].

 

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[20] Ibid., p. 155.
[21] Ibid., p. 153.
[22] M. Moriarty, « Structures of cultural production in XIXth century France », dans Artistic relations: literature and visual arts in Nineteenth-century France, édité par P. Collier et R. Lethbridge, New Haven & Londres, Yale University Press, 1994, pp. 15-29.
[23] « Je deviens d’une lenteur à travailler qui me désespère, mais plus je vais, plus je vois qu’il me faut beaucoup travailler pour arriver à rendre ce que je cherche : "l’instantanéité", surtout l’enveloppe, la même lumière répandue partout, et plus que jamais les choses faciles venues d’un jet me dégoûtent » (Lettre de Monet à Geffroy du 7 octobre 1890, cité dans D. Wildenstein, Monet : Vie et Œuvre, Paris et Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 1979, t. 3, p. 258).
[24] En effet Zola est de plus en plus insatisfait par ce qu’il perçoit comme les limitations de l’impressionnisme mais qui sont les germes du modernisme c'est-à-dire la prédilection de la surface et de la couleur sur la forme et la reproduction de la nature. Zola souligne que pour lui « la forme seule soutient les idées nouvelles et les méthodes nouvelles. (…) Tous ces artistes là [les impressionnistes] sont trop facilement satisfaits. Ils dédaignent à tort la solidité des œuvres longuement méditées […] » (E. Zola, Écrits sur l’art, Op. cit., p. 400).
[25] E. Zola, « Les actualistes », 24 Mai 1868, dans Écrits sur l’art d’E. Zola, Op. cit., pp. 210-211.
[26] Dès 1863, Baudelaire appelle l’artiste moderne à abandonner les sujets classiques et à chercher « ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité (…) de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternelle du transitoire ». Baudelaire eut une influence notable sur Édouard Manet dont il fut le mentor (voir Ch. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », dans Curiosités esthétiques. L’Art romantique et autres œuvres critiques de Baudelaire, Paris, Bordas, 1990, p. 466).
[27] Joy Newton dans son excellente étude, « Claude Lantier et Stanislas Lépine », a montré que Stanislas Lépine pourrait aussi être un candidat pour cette période de paysage urbain (dans Emile Zola and the arts, édité par J.-M. Guieu et A. Hilton, Georgetown, Georgetown University Press, 1988, pp. 15-24).
[28] E. Zola, L’Œuvre, Op. cit., pp. 246-247.
[29] E. Zola, Écrits sur l’art, Op. cit., pp. 473.
[30] « La critique contemporaine », Ibid., p. 11.
[31] « Mes Haines », Ibid., p. 39.