Invitation au voyage dans la peinture
des Pays-Bas
(Marcel Brion, Sibilla van Loon, 1936)

- Anne Martineau
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Fig. 10. Beaune, Hospices, « Salle des Pôvres »,
XVe siècle

Fig. 11. R. van der Weyden, Polyptyque du
Jugement dernier
, 1443-1445

Fig. 12. R. van der Weyden, Polyptyque du
Jugement dernier
, détail du panneau central

Un polyptyque médiéval

 

      Sibilla van Loon se compose de deux parties, ou, pour mieux dire, de deux panneaux : le temps de Vermeer (un paradis), et le temps de Rembrandt (un enfer). À la jonction des deux, un moment d’équilibre, avec un ciel tout bruissant d’ailes d’anges. À l’évidence, il s’agit d’un Jugement dernier. Brion peut avoir pensé à deux œuvres : le Polyptyque du Jugement dernier de Rogier van der Weyden (1443-1445), et celui de Hans Memling (1467-1471 ; Musée Narodowe, Gdansk), inspiré par le précédent. Il nous semble qu’il a davantage à l’esprit celui de van der Weyden (qui, par son sens de l’espace, plus que Memling, fait figure de précurseur des maîtres hollandais), tant à cause de certains détails picturaux que de la finalité, de l’ameublement et de l’architecture du lieu pour lequel, à l’origine, il avait été peint, et où, jusqu’à une date récente, il est resté exposé.
      Il se trouve au Musée des Hospices de Beaune (derrière une épaisse vitre !), mais il avait été réalisé pour la salle des « Pôvres » de ce même Hospice. Un dortoir de presque 50m de long pour 14 de large et 16 de haut. Ou plutôt un mouroir, où les indigents pouvaient achever leur vie dans un vrai confort et au chaud, veillés par les sœurs hospitalières. Son mobilier consiste essentiellement en deux rangées de lits à rideaux alignés le long des murs latéraux. Son plafond est en forme de carène de navire (fig. 10). Le Polyptyque se trouvait derrière le maître-autel de la chapelle du fond, pour être vu de tous.
      Peut-être est-ce la vision de ce mouroir géant, en forme de nef chavirée, à la voûte semblable à une coque de navire renversé, qui a donné à Brion l’idée de l’agonie-naufrage, et celle d’emboîter l’un dans l’autre les vaisseaux funèbres. Peut-être aussi le va-et-vient des sœurs de jadis lui a-t-il suggéré les déplacements de ces singulières infirmières que sont la vieille et Sibilla autour du lit du mourant, à courtines, comme ceux de la salle des « Pôvres ». Le Polyptyque lui a fourni l’organisation même de sa nouvelle.
      En temps ordinaire, il était fermé. Il offrait alors aux regards, peinte en trompe-l’œil et en grisaille, une Annonciation [24] (pas celui de Memling [25]), avec un Ange Gabriel aux blanches ailes, aux pieds dissimulés par les plis de sa robe (Brion parle de « messagers célestes » qui « visitent les vierges dans un bruissement d’ailes blanches, et s’agenouillent en drapant leurs robes fulgurantes autour de leurs pieds nus », p. 56). Mais quand, pour un malheureux, venait l’heure du grand voyage, on écartait les rideaux de son lit et l’on ouvrait le Polyptyque (fig. 11). La nouvelle de Brion bascule soudain en son centre. L’œuvre de van der Weyden, elle, comme presque tous les polyptyques, est réversible. Ouverte, elle laisse voir, à gauche pour un spectateur (mais à la droite du Christ), le Paradis, figuré par un palais idéal. Le moribond ne pouvait que l’imaginer « raempliz de si bones odors come se totes les espices terriennes i fussent espandues » [26] – comme le « temps de Vermeer », qui embaume la « cannelle », le « girofle », le « poivre » et la « coriandre » (pp. 50 et 52) –, puisque telle était pour les gens du Moyen Âge l’odeur même du Paradis (et du Graal [27]). À droite, un Enfer rouge et noir, de feu et de flammes, où dégringolent des damnés. Au centre, tenant en main la balance de la pesée des âmes [28], plus grand que le Christ même qui le surplombe, non plus l’Ange Gabriel mais un « chérubin, vêtu d’ailes et d’yeux » (p. 57).
      L’Archange saint Michel du Polyptyque de van der Weyden, aux ailes ocellées, couvertes d’yeux, comme les plumes d’un paon (fig. 12) [29].

      Bien plus que son double (partiel), le narrateur, dont à la fin Brion se désintéresse, plus même que Sibilla, qu’il a parée du mystère de figures mythologiques (Sibylle – de Delft ou de Delphes ? –, Sirène, Méduse, Isis), dont il fait même, à l’occasion, sa collaboratrice (elle compose à sa place une Vanité), c’est la peinture des Pays-Bas l’héroïne de sa nouvelle, tout entière faite de toiles qu’il relie musicalement par les leitmotive de la mer, la volupté et la mort [30]. Après une agonie digne d’un finale d’opéra, les tableaux se regroupent en un Polyptyque (qui s’ouvre et se ferme comme un livre). Brion salue au passage (de façon allusive) des artistes qui, comme lui, ont introduit des « images » dans leurs œuvres. Wagner en fait partie. Car dans le Fliegende Holländer un portrait (imaginaire) du XVIIe siècle, celui du Maudit, joue un rôle essentiel, et la fascination qu’il exerce sur Senta se révèle aussi fatale pour elle que pour le narrateur de Sibilla van Loon la contemplation d’un Vermeer (sauf qu’à l’opéra le personnage du tableau devient homme, et, dans la nouvelle, l’homme devient personnage de tableau [31]). Dans la ballade de Senta, Wagner donne les raisons de la malédiction frappant son héros. Brion condamne le sien à un sort identique (et avec lui tous les passagers de son navire fantastique), mais nous laisse le soin de comprendre pourquoi.
      Selon la version retenue par Wagner, le marin damné, un Amstellodamois du Siècle d’or, expierait des blasphèmes, proférés lors d’une tempête. Selon d’autres, des actes de piraterie d’une rare cruauté. Les amants de Sibilla van Loon sont des criminels, et la fin du capitaine van Loon (dans la tempête rembranesque de la chambre) n’est guère édifiante. Sa dévotion pour le « coquillage » dentelé, auquel son pied d’émail donne des allures de calice (sinon de Graal), la rend même blasphématoire. Mais Brion prend parti pour les amants contre les puritains chuchotant dans la pièce en arrière-plan, qu’il décrit comme des créatures haineuses et répugnantes, aux propos plus chargés de venin que le breuvage tendu par Sibilla à son mari, d’ailleurs consentant, et qui meurt heureux. La perversité des relations amoureuses n’est donc pas la cause de la damnation.
      Reste le crime de piraterie. A priori, le capitaine van Loon de la nouvelle n’a rien d’un pirate. C’est un négociant, auquel sa fortune, acquise au service de la Compagnie des Indes Orientales (comme celle du van Loon réel [32]), vaut l’estime de ses concitoyens. Pourtant, en travaillant pour la Compagnie, il s’est rendu coupable d’actes de piraterie bien pires que ceux du Hollandais mythique. De la piraterie à échelle planétaire : la mise en coupe réglée de continents entiers, dont les populations furent parfois opprimées avec une brutalité inouïe, notamment en Asie du Sud-Est [33]. L’historien Brion tient à le rappeler, car c’est un humaniste, révolté par les souffrances des peuples colonisés (son premier livre est une vie de Bartolomé de Las Casas : un fait révélateur [34]). Il signale qu’aux « Indes », où il règne sur des « centaines d’esclaves », van Loon fait figure de potentat. Et surtout il fait revenir et intervenir aux moments importants le mystérieux Malais, le plus spectral de tous les fantômes de Sibilla van Loon (il apparaît et disparaît sans qu’on sache comment). Un homme réduit à l’ombre de son ombre, comme son pays… Mais qui apporte le poison.
      Seulement van Loon n’est pas seul coupable. Tous le sont, ayant tiré profit (peu ou prou, sciemment ou non) des richesses générées par la Compagnie, qui ont permis à un petit pays pauvre, de pêcheurs et de producteurs de laitages, de devenir, en l’espace d’un siècle, une puissance économique mondiale et une nation prospère, rendant ainsi possible l’extraordinaire floraison artistique à laquelle la nouvelle de Brion rend hommage [35]. Voilà pourquoi il les embarque tous à bord de son Vaisseau Fantôme, à la proue duquel il fixe (par une plaisante inversion des rôles), non une sirène de bois mais un homme-statue (du Commandeur), remet le gouvernail aux mains d’une sirène de chair, une libre citoyenne de ces océans que la Compagnie a prétendu régenter, et les envoie voguer sur une mer de toiles hollandaises, pour les hanter, comme un remords.

 

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[24] En bas et en petit y figurent aussi les portraits des donateurs (et fondateurs de l’Hospice), le chancelier Rolin et sa femme.
[25] À l’extérieur de son Polyptyque est juste représenté le couple des donateurs, la femme en prière à côté d’une statue de saint Michel, le mari devant une Vierge à l’enfant.
[26] La Queste del Saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1975, p. 15.
[27] Ces odeurs d’épices permettent de deviner la présence du Graal, même quand il est invisible. Dans La Suite du Roman de Merlin (XIIIe s.), il ne se montre pas à Balaain. Mais, au parfum émanant de la chambre où le chevalier s’apprête à entrer (« soef flerant ainsi cum se toutez lez espicez dou monde i fussent aporteez »), on comprend que le « saint Vessel » (« Vase sacré ») s’y trouve (éd. G. Roussineau, Droz, Genève, 2006, §202, p. 160).
[28] Au souvenir des Polyptyques s’ajoute peut-être chez Brion celui de la mort de Bergotte, qui, au dernier instant, voit « sa propre vie » dans le plateau d’une « céleste balance », l’autre contenant « le petit pan de mur si bien peint en jaune » (M. Proust, La Prisonnière, éd. cit., p. 170). En fait, tout se mélange, Proust lui-même, à l’évidence, ayant pensé à la pesée des âmes d’un Jugement dernier !
[29] Le mythe veut que ces yeux soient ceux d’Argus, que la jalouse Héra avait chargé de surveiller Io, la maîtresse de son époux. Hermès l’ayant tué sur l’ordre de Zeus, la déesse, pour rendre hommage au géant, orna de ses cent yeux son animal favori : le paon.
[30] Le mot « leitmotiv » est souvent galvaudé. Mais il s’applique vraiment à l’écriture, si singulière, de Sibilla van Loon, faite de flux et de reflux de thèmes, préparés de longue haleine, et allant crescendo. Celui du poison, par exemple, lié à celui de la Sirène, surgit très tôt, dans une remarque à première lecture incompréhensible : « le tintement du virginal et la voix de Sibilla sont inextricablement entrelacés, associés à un long verre qui tremble » (éd. cit., p. 55).
[31] Dans le Fliegende Holländer, le désir de sacrifice naît à la fois chez Senta d’une vieille ballade racontant la légende du Hollandais volant et de son attrait morbide pour « le portrait d’un homme blême » (« das Bildnis eines bleichen Mannes »), en lequel une tradition familiale voit celui du Maudit. Sa fascination pour ce portrait est soulignée dès qu’elle entre en scène (Acte II, scène 1). Lorsque, dans la troisième scène du même Acte, « l’homme blême » du tableau pénètre dans la pièce en chair et en os (si l’on peut dire), elle pousse « un grand cri » et reste « comme figée sur place », son regard allant alternativement de la toile à l’homme. Presque immédiatement, elle lui jure « fidélité jusqu’à la mort » (Le Vaisseau Fantôme, L’Avant-Scène Opéra, n°30, Paris, 1991, Acte II, scènes 1 et 3, pp. 49, 64 et 70).
[32] Le nom de Sibilla est de fiction, mais van Loon est celui d’une très réelle et très riche famille d’Amsterdam (anoblie au XIXe siècle). Elle doit sa fortune à Willem van Loon, co-fondateur en 1602 de la Compagnie des Indes Orientales.
[33] Jan Pieterszoon Coen (1587-1629), Directeur Général de la Compagnie, fut sans pitié. En 1619, il rasa Jakarta (et édifia Batavia sur ses ruines). En 1621, il envahit les îles Banda, qui s’étaient révoltées, massacrant et déportant leurs populations. Par ailleurs, les Hollandais, à juste titre réputés en Europe pour leur tolérance et leur amour de la liberté, ont été les premiers à pratiquer la « traite des nègres ». Leur réputation de férocité vis-à-vis des esclaves était bien établie au XVIIIe siècle. À preuve, l’épisode bien connu de Candide intitulé « Le Nègre de Surinam ». Le maître de l’esclave deux fois mutilé est un certain « Vanderdendur », le bien nommé. C’est un requin en affaires. Pour finir, ce Hollandais voleur s’enfuit en emportant presque tous les trésors ramenés par Candide de l’Eldorado (Voltaire, Romans et contes. Candide, préface de R. Barthes, notes de J. Lupin, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, chap. 19, pp. 188-193).
[34] M. Brion, Bartolomé de Las Casas, père des Indiens, Paris, Plon, 1927.
[35] Voir l’article de P. Zumthor : « La Hollande de Rembrandt » (dans Rembrandt, Paris, Hachette, « Génies et réalités », 1965, pp. 47-77). Il y met en corrélation enrichissement économique et développement de l’art, évoque les exactions commises à Java, les bénéfices monstrueux rapportés par la traite des esclaves (de l’ordre de 1000%), et signale que, pour ses opérations les moins avouables, la Compagnie fit parfois appel à d’authentiques flibustiers, travaillant pour elle en sous-main (ibid., pp. 48 et 58-60).