Le choc des images artefactuelles
dans le récit cinématographique

- Jessie Martin
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Fig. 3. Q. Tarantino, Kill Bill vol. 1, 2003

Fig. 4. Q. Tarantino, Kill Bill vol. 1, 2003

      Penser l’image dans un récit, en tant qu’elle est image, engage à penser le rapport de l’Imaginaire et non tant du Réel que de l’Effet de réel. En choisissant notamment de mettre en regard deux films de pure fiction, Kill Bill 1 et Princesse avec un film qui s’origine d’un événement réel, Valse avec Bachir, nous voudrions montrer que la question du rapport au réel n’est pas uniquement ontologique de l’image mais qu’elle ne peut s’élaborer que dans un questionnement de ce qui fait image, de ce qui s’imagine. Il ne s’agira bien entendu pas de refaire le débat sur la valeur de témoignage et de vérité des images [8] mais de s’en saisir pour penser ce rapport de l’image au réel dans la pensée commune et dans la création filmique notamment en regard de la question du récit.
      Valse avec Bachir est le récit documentaire d’un événement réellement advenu quand Kill Bill et Princesse sont tous deux des fictions imaginées par leur créateur respectif. Cette différence d’objets permet d’éprouver l’idée que la relation hétéroplasmique des deux types d’images, naturelles et artefactuelles, est caractérisée par la singularité du récit même et non par un rapport conventionnel, normatif, à la réalité.

 

Mythologie de Kill Bill vol. 1

 

      La séquence animéede Kill Bill vol. 1 constitue un épisode distinctif par la nature de son image et irréductible par sa place dans la narration. Elle est doublement annoncée. Dans un premier temps, le récit en voix-off de la mariée, alias Black Mamba, se concentre sur l’image figée du visage d’O-Ren Ishii sur laquelle viennent s’inscrire son nom suivi de son nom de code. Puis vient un carton noir annonçant le chapitre 3 du film consacré aux « Origines d’O-Ren Ishii ». La voix-off reprend sur une photographie en pied d’O-Ren adulte portant une arme. Viennent s’ajouter à la gauche de la photographie à mesure que le récit en raconte l’histoire le portrait dessiné de la jeune femme alors enfant et à sa droite, le portrait dessiné du chef Yakusa responsable du massacre de ses parents. C’est alors que débute la séquence animée sur un très gros-plan des yeux de la jeune O-Ren, 9 ans, cachée sous le lit de la pièce où des hommes tuent ses deux parents. La séquence dure huit minutes et s’achève sur une image toujours animée du meurtre de la mariée à Del Paso auquel O-Ren a participé et qui explique pourquoi elle fait l’objet à présent de la vengeance de Black Mamba.
      Ce passage du film est, à plusieurs titres, singulier. Tout d’abord parce qu’il s’agit d’animation. Un certain nombre de commentaires, souvent de spectateurs cinéphiles et admirateurs de Tarantino ont justifié ce passage à l’animation par un souci de distance avec la violence que le récit porte. Les effusions du sang des différents meurtres qui y sont perpétrés et la pédophilie d’un des hommes mis en cause seraient trop insupportables en prise de vues réelles (fig. 3). Or, cet argument ne peut tenir très longtemps pour deux raisons majeures. Les massacres en question avec moult effusions sanguines et membres coupés vont se reproduire de manière exponentielle, en prises de vues réelles cette fois quand Black Mamba armée de son sabre règlera leur compte aux quatre-vingt-huit tueurs de la garde d’O-Ren. Il n’y a donc aucune raison qu’on nous protège dans le cas des parents d’O-Ren et pas dans celui de ses gardes du corps. Quant à la pédophilie qui va mener le chef Yakusa à sa perte et permettre la vengeance d’O-Ren, elle n’est que suggérée par la position d’O-Ren vêtue assise sur le corps allongé de l’homme. Pas de mouvements suggérant la consommation de l’acte, pas de nudité, si ce n’est le torse de l’homme. Elle n’est pas visible puisque l’acte n’a pas eu lieu. Elle n’existe que par le discours, la dénonciation par la voix-off. Les images animées ne sont donc pas le filtre d’une violence qui ne pourrait se donner à voir dans toute sa plénitude. S’il y a distanciation, elle est ailleurs.
      En outre, la violence telle qu’elle s’exerce est toute entière prise dans le jeu de l’impression de réalité produite par l’animation de l’image, c’est-à-dire son mouvement. Dès lors que nous sommes entrés dans la séquence animée, le procès de fictionnalisation opère et avec lui les émotions et sensations sont rendues possibles. Pour nous en convaincre, les portraits fixes qui introduisent ce récit animé, au contraire, déréalisent le passé. Le visage d’O-Ren dessiné n’a que peu d’indices de ressemblance, de degré d’iconicité avec la photographie qui le côtoie, pas plus que celui du chef Yakusa. Tous ne sont que des artifices de narration, des présentations des personnages en question sous une forme adoptée par un certain cinéma populaire des années 70 (fig. 4). En revanche, il n’en est plus de même lorsque l’on passe du regard effrayé à l’écarquillement des yeux en très gros-plan de la petite fille au passage à tabac de son père. La fixité et le caractère distancié et artificiel de l’image fixe dessinée en laissant place à une image certes dessinée mais en mouvement relance la machine fictionnelle, réactive le récit imagé que les photos avaient pour un temps fixé sur un mode déréalisant. Dans ce cas-là, les images dessinées mais fixes avaient vocation purement illustratives, au sens commun où elles donnent à voir ce qu’un texte donne à entendre.
      La justification un peu hâtive de l’image artefactuelle comme filtre de la violence, pour fausse qu’elle nous paraisse, permet néanmoins de souligner deux choses. Premièrement, l’irruption d’un type d’images singulier dans un continuum provoque une réaction d’ordre explicatif. Pourquoi ces images ? Nous préférons à la recherche de la cause, celle, plus herméneutique, de sa conséquence. Que nous disent ces images-là dans leur singularité ? Car enfin, le caractère artefactuel réassigne à l’image sa fonction de signifier qui avait disparu plus ou moins dans sa naturalisation derrière sa fonction de présenter, de donner à voir. Le rétablissement d’un moyen, d’un médium de la signification par le soulignement de son fictionnement, c’est-à-dire de l’objectif fictionnel qui préside à sa construction, invite à évaluer cet apport. Si l’image artefactuelle s’inscrit dans le récit qui a naturalisé son support, c’est qu’elle dit autre chose que ce qu’elle montre.
      Deuxièmement, les images d’animation, à plus forte raison le dessin animé, traduit toujours une mise à distance de la réalité dans la pensée commune. Puisqu’il s’agit d’une fiction, il nous faut admettre que le réel dont il devra être question aura trait à la réalité diégétique. Ainsi, si l’incursion dans le récit d’un épisode animé au lieu des images photofilmiques qui le constituaient jusqu’ici établit une distance, c’est avec la réalité du monde possible de la fiction tel qu’il est mis en place dès les premières images et non avec le monde actuel spectatoriel [9].
      Le discours en voix-off ne fait nullement double-emploi, pas plus que le récit en images animées ne vient figurer cette parole. La voix-off travaille avec l’image, comblant les ellipses volontaires de l’épisode animé. Mais à aucun moment l’une n’est substituable à l’autre. Les images artefactuelles nous racontent autre chose que ce que la parole nous apprend, qui ne diffère pas substantiellement du récit parlé mais qui ajoute une valeur sémantique à l’image. À l’écart du naturalisé et de l’artefactuel s’adjoint l’écart du verbal et du visuel.

 

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[8] Nous faisons allusion ici au virulent débat à partir du texte de Georges Didi-Huberman qui a fait l’objet d’une double critique dans la revue Les Temps modernes sous la plume de Gérard Wajcman et Elisabeth Pagnoux. Didi-Huberman a répondu en retour à ces critiques par un ouvrage intitulé Images malgré tout (Paris, Minuit, 2003) dans lequel est retranscrit le texte incriminé et qui repose les questions en débat.
[9] Nous reprenons ici la distinction établie par David Lewis dans « Truth in Fiction » (Philosophical Papers, Oxford, 1983) entre le monde actuel dans lequel nous sommes et le monde possible dans lequel se déroule l’histoire racontée.