À travers le « kaléidoscope culturel »,
Zardoz de John Boorman

- Nicolas Geneix
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 14. J. Boorman, Zardoz, 1973, 1.30.56

Fig. 15. J. Boorman, Zardoz, 1973, 1.15.37

Fig. 16. J. Boorman, Zardoz, 1973, 1.14.32

Fig. 17. J. Boorman, Where the heart is, 1990,
générique de fin

Fig. 18. J. Boorman, Zardoz, 1973, 1.15.26

Fig. 19. J. Boorman, Zardoz, 1973, 1.14.50

Fig. 20. J. Boorman, Zardoz, 1973, 0.57.48

Fig. 21. J. Boorman, Zardoz, 1973, 1.41.33

      Mais si la barbarie a changé de camp temporairement, si la culture parle par la bouche même de Zed paraphrasant Nietzsche plus qu’il ne prétend le citer (mais Boorman semble vouloir intégrer un archétype jungien au propos), c’est bien l’inverse de la naïveté qui s’exprime : « à force de combattre le Dragon l’on finit par lui ressembler ». Jamais sans doute dans tout le récit filmique, Zed n’aura-t-il été si proche de Boorman : « ego imaginaire » [43] de son vrai créateur [44], le héros ne tend plus qu’à s’effacer, laissant le Vortex désormais accessible ouvert à un avenir imprévisible, quelque part entre la menace du chaos et la possibilité d’un renouveau. Qui d’autre d’ailleurs que le maître du temps dans cette histoire cinématographique serait capable de remonter une scène tout entière à l’envers, faisant se reconstituer les statues mutilées dix minutes auparavant (fig. 14) ? Dans le commentaire audio du DVD, Boorman indique d’ailleurs que les nombreuses copies d’œuvres artistiques qui jalonnent ses films sont toutes rassemblées chez lui, en une « salle des faux » située donc au cœur des Wicklow Mountains irlandaises, lieu de tournage de Zardoz.
      En quoi aura réellement consisté la traversée du « kaléidoscope culturel » ? En une appropriation des images qui constituent notre univers de représentations. La dernière image du film consiste en un plan rapproché sur le mur de la caverne-refuge : le colt se fossilisant déjà côtoie deux mains primitives. Zed, oméga de notre alphabet par son nom elliptique et fin de l’illusoire, fin de l’Histoire par son action, reprend en son commencement la création picturale. Auparavant, il aura parcouru hors du temps de la stricte diégèse un universel savoir en s’unissant aux femmes du Vortex résignées devant sa fin inéluctable. Avant le mur intérieur de l’habitat, c’est sur le corps de Zed et de ses plus qu’éphémères compagnes que s’inscrivent les images qui font notre Histoire culturelle.
      Et tout y semble figurable et imprimable : les toiles du Quattrocento et les dieux aztèques, mais aussi la poésie anglaise, les mathématiques modernes et la musique même qui imprègne la bande sonore du film (fig. 15). Cette séquence onirique a souvent marqué les premiers critiques de 1973, lors même qu’ils restaient sceptiques sur le discours que Boorman paraissait tenir [45]. L’on serait tenté de penser aux stases picturales d’un Tarkovski, qui le temps de fascinantes ekphrasis faisait parcourir à la caméra un tableau de Breughel (Solaris), de Vinci (Le Sacrifice) ou les icônes d’Andreï Roublev. Ici, cependant, les toiles s’incarnent et se déforment sur le suppeaurt des personnages plongés dans une camera obscura insituable, l’heureusement infini « kaléidoscope culturel » (fig. 16). Les idea [46], images-mots, parlent enfin et libèrent leur énergie et la métaphore sexuelle permet de parler d’un « plaisir de l’image » [47] désiré pour lui-même, expérience esthétique offerte au spectateur au cœur même de la narration au prix de sa suspension. Boorman « reconnaît la force de la narration traditionnelle, mais réfute sa tyrannie » [48], comme l’écrit encore Michel Ciment, admirant autant Griffith, inventeur selon lui de la narration cinématographique moderne, que la poésie intemporelle de William Blake ou de T. S. Eliot. De là cette tension structurelle entre la fluidité narrative, à laquelle l’image dans le récit filmique contribue, entre « détails, brisées et série », et un goût pour la pause narrative. Le cinéaste semble au reste moins chercher la contemplation de Tarkovski ou de Bartas qu’une magie retrouvée dans et par l’image.
      Il s’agit aussi, pour le cinéaste, de trouver une équivalence plastique aux « collages de voix » [49] de Berio qui oriente par ailleurs l’esthétique sonore de ses films depuis Leo the Last (1970) [50]. Quant au body art, ici obtenu par simples projection de diapositives sur le corps exposé des acteurs, Boorman l’approfondira plus tard dans Tout pour réussir (Where the heart is, 1990), immergeant plus matériellement encore ses personnages dans des toiles peintes, parfois encore inspirées de Magritte (fig. 17). Or, faire corps avec une image peinte des siècles auparavant, c’est d’abord renouer avec le plus ancien effet visuel du cinéma, la surimpression. Le cinéma des premiers temps faisait volontiers du plan le cadre d’un tableau « confus, grouillant » [51], tout en mobilisant l’héritage des « trucs prestidigitateurs » [52]. Le charme de l’image du cinématographe serait ainsi retrouvé, voire réanimé, dans cette scène initiatique, en tant que telle hors du temps parce que le traversant. Chaque Immortelle devient une part d’un plus vaste « Être » [53] s’épuisant, mais désirant encore se donner à voir et s’ouvrant à l’hôte étranger présent. Conservée, l’image a survécu, mais désormais elle n’est plus seulement du « temps accumulé » [54], mais un surgissement charnel et intime, autant qu’une réactualisation dialectique et magique. Magique par le jeu kaléidoscopique, elle devient dialectique en étant « ce en quoi ce qui a été s’unit d’un trait de foudre avec le maintenant en une seule constellation » [55]. Ainsi, un buste entier, variante du regard-caméra qui pourrait rompre l’illusion de la narration, projette-t-il en direction du spectateur une vierge de Michel-Ange (fig. 18). Les femmes-images constellent le noir de la camera obscura et dessinent un atlas morcelé du (sa)voir (fig. 19).
      Cette stase heuristique et hédoniste incarne bien la « sensation de totalité » [56] qui voit, dans les films de Boorman, l’intelligible s’unir au sensible, l’individuel au collectif, le matériel au spirituel. Est-ce là proposer une fugitive et illusionniste solution visuelle à cette « dualité irréductible et originaire » de l’image, « désignation d’un impossible dans notre culture » [57] ? Sans doute cet atlas de créatures-images agit-il en « condensateur recueillant toutes les énergies » [58] délivrées par les images passées et survivantes. Mais il s’agit aussi de renouer avec une puissance d’expression supposée originelle, et avec des images primordiales, tels ces dessins enfantins qui illustrent les abécédaires et qui initient au monde des signes (fig. 20). Jusqu’à la plus archaïque des représentations humaines connues : des mains négatives, peintes ici sur le mur d’une caverne, qui, selon le scénario, serait par effet de clôture narratif et symbolique l’intérieur du masque gigantesque [59]. Tandis que la mémoire de l’arme tend (peut-être) à s’effacer, l’on devine et espère la persistance des traces de ceux qui passèrent ici et surent libérer les images du passé (fig. 21). Désormais s’affiche à l’écran une image créée, témoignage d’une origine en même temps que d’une disparition [60], celle de leurs auteurs, en l’occurrence Zed et Consuella. Une signature : on ne s’étonnera pas, alors, qu’il s’agisse en fait des mains du cinéaste lui-même, terminant son film d’un Boorman fecit transcendant la narration. L’histoire de Zardoz s’achève lorsque est censé reprendre le cours de l’Histoire : cette image ultime, « ni événement ni accident, mais figuration » [61] caractéristique d’une époque paléolithique qui représente, mais ne raconte pas. Ainsi ces dernières images du récit filmique semblent bien encore « déborder de leur formulation narrative » [62], mais aussi donner un coup d’arrêt aux jeux du « kaléidoscope culturel ». Zardoz organise donc son issue, logique au vu de l’histoire racontée et donnée à voir, libératrice même pour le spectateur renvoyé à lui-même et à ses propres images du film, maintenant héritées et toujours encore à réanimer par la mémoire et la possibilité de revoir.

 

>sommaire
retour<

[43] M. Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, « Folio », 1986, p. 17.
[44] J. Boorman, cité par son monteur John Merritt : « […] être réalisateur, c’est ce qu’il y a de mieux à part être Dieu » (John Boorman – Un visionnaire en son temps, Op. cit., p. 234).
[45] G. Gauthier, fiche du film Zardoz, La Revue du cinéma / Image et son, n° 228-229, octobre 1974, p. 416.
[46] E. Panofsky, Idea (1924), Paris, Gallimard, « Idées », 1983, pp. 21-22.
[47] I. L. Child, cité et commenté par J. Aumont, L’Image, Paris, Nathan, « Cinéma », 1990, pp. 236-237.
[48] M. Ciment, John Boorman – Un visionnaire en son temps, Op. cit., p. 10.
[49] « collages of voices » (J. Boorman, Adventures of a suburban boy, Op. cit., p. 117).
[50] J. Boorman, propos recueillis par Françoise Estève, entretien cité.
[51] N. Burch, La Lucarne de l’infini, Paris, Nathan, « Cinéma », 1990, p. 146.
[52] E. Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Minuit, 1958, p. 46.
[53] J. Boorman et B. Stair, Zardoz, Op. cit., p. 178.
[54] J. Aumont, L’Image, Op. cit., p. 183.
[55] W. Benjamin, cite par G. Agamben, Image et mémoire, Op. cit., p. 50.
[56] M. Ciment, John Boorman – Un visionnaire en son temps, Op. cit., p. 36.
[57] G. Agamben, Image et mémoire, Op. cit., p. 138-139.
[58] Ibid., p. 22.
[59] J. Boorman et B. Stair, Zardoz, Op. cit., p. 228.
[60] G. Agamben, Image et mémoire, Op. cit., p. 83.
[61] J.-L. Schefer, « Lettre à Serge Daney sur l’interprétation des figures paléolithiques, en particulier sur les représentations humaines dans l’art rupestre occidental », dans Trafic, n° 3, été 1992, p. 75.
[62] A. Masson, Le Récit au cinéma, Op. cit., p. 139.