L’animation des portraits dans Harry Potter :
théorie et étude de cas

- Caroline de Launay
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      Ainsi, le décor prolonge l’espace du contenu au-delà du contenant, dans une forme particulière d’animation induite. Contrairement à l’exemple du portrait de la grosse dame, cette animation induite n’est pas décrite parce qu’elle n’est pas observable : l’action qui sert la composition du tableau est initiée dans le support mural, comme si ce dernier et la toile n’étaient en fait qu’une seule et même surface. Le contenu se trouve, alors, lié à ce que nous nommons la problématique des murs et qui pose la dialectique sous un jour particulier. Car, le problème est de savoir où le décor commence et finit. Évidemment, de cette question dépend une plus importante encore : que représente, en fait, le portrait du chevalier du Catogan ?
      Dans le parcours du chevalier, animation induite et animation exposée s’alternent, mêlant l’encadré et l’hors-cadré : « dans un grand vacarme de métal, il se précipita vers le côté gauche du cadre et disparut. Ils le suivirent le long du couloir en se guidant au bruit de son armure. De temps en temps, ils le voyaient réapparaître dans l’un des tableaux accrochés au mur » [68]. La problématique des murs nous indique qu’il existe entre les tableaux d’un même lieu (ce qui comprend le château tout entier, probablement), une sorte de dimension commune que ni les cadres, ni les interstices de mur nu entre eux n’affectent. Les murs semblent, au contraire, être ce qui permet cette dimension : le bruit de l’armure est aussi audible pour les protagonistes dans l’animation induite qu’exposée, indiquant que le personnage continue d’être une représentation, même en dehors de son cadre. Nous ne pouvons plus alors parler de l’hors-cadré comme nous l’avons fait jusqu’à présent. Il s’agit ici d’un certain hors-cadré, propre aux portraits eux-mêmes, dans lequel chacun déborde de son cadre jusqu’à envahir potentiellement tous les autres. Le fait est que, en apparaissant dans tous les tableaux, le chevalier les modifie nécessairement : « il avait fait irruption dans un tableau qui représentait des dames vêtues de robes à crinoline, provoquant sur son passage des exclamations effarouchées » [69] ; « Adieu ! lança le chevalier en montrant sa tête dans un tableau qui représentait des moines à l’air sinistre » [70]. Réciproquement, ces modifications affectent également son propre portrait si bien que le décor d’herbe verte est aussi, en quelque sorte, le décor de tous ces autres tableaux que le personnage visite.
      La problématique des murs révèle, ainsi, toute la complexité du portrait du chevalier : le contenu du portrait est trop vaste et varié pour tenir dans un seul encadré ; il lui faut donc un hors-cadré spécifique, où toute l’étendue de ses perspectives peuvent s’exprimer. En plaçant le décor comme élément fondateur de la représentation, l’ekphrasis n’est pas synonyme d’un manque mais d’une ouverture de l’image. Le portrait du chevalier du Catogan se fait l’écho de ce que dit Lessing : « on ouvrira l’image à l’imaginaire en la décomplétant, car montrer moins c’est suggérer au-delà du cadre et de l’instant, donner plus et mieux à imaginer » [71]. Nous avons là, l’illustration de ce que nous avons appelé le contenu absolu qui transcende toutes les images autant qu’il peut s’exprimer à travers elle. Si l’ordre des éléments du portrait apparaît à rebours de ce qu’il devrait être, c’est que le contenu absolu d’un portrait animé se résume parfaitement à ceci : la représentation d’un fond, à la fois vide et présent, à la fois fixe et vivant, à partir duquel toute forme est possible.

      L’étude des portraits dans l’œuvre de J. K. Rowling nous a permis d’aborder la réflexion sur l’image dans le texte de deux façons. D’une part, nous avons pu voir dans quelle mesure la description accorde au tableau animé une valeur iconique, sans nier sa dépendance au médium textuel. Cela a nécessité la mise en place des concepts et outils théoriques spécifiques, avec pour objectif de démontrer qu’un portrait animé peut, au même titre qu’un tableau réel, faire l’objet d’une ekphrasis à part entière. Plusieurs points essentiels ont été pris en considération : le processus de transposition de l’image visuelle vers le texte et réciproquement, la relation entre la représentation et son objet, le rôle du spectateur dans la description du tableau, et les modifications que l’animation impose à l’image.
      Cette partie théorique de notre étude a dégagé les principes structurants du portrait animé : le contenu et le contenant, dont nous avons examiné les rapports à travers trois des portraits apparaissant dans Harry Potter. Contenu et contenant nous sont donc apparus comme les termes d’une dialectique, celle de l’encadré et de l’hors-cadré. L’encadré pose la relation entre contenu et contenant dans les limites du portrait, tandis que l’hors-cadré transpose cette même relation au niveau de l’espace entourant le portrait. Les trois exemples, par leurs caractéristiques particulières et communes, illustrent la complexité de cette dialectique : le premier en démontre l’impact sur le réalisme de la représentation animée ; le second montre comment cette dialectique impose la représentation au spectateur ; dans le troisième, enfin, la dialectique apporte la preuve que l’animation du portrait transforme en profondeur le lieu où il se trouve.
      Évidemment, concentrer cette analyse sur deux volets – la nature de l’image animée et son expression dans le récit – implique que d’autres aspects de la réflexion ont été écartés. Par exemple, nous n’avons pas abordé le portrait en tant qu’ornement, pour le côté théorique, ni le rôle des portraits animés dans la construction de l’univers du récit, pour l’analyse littéraire. Ces deux angles d’approche sont d’ailleurs concomitants, dans la mesure où, ainsi que le dit Maldiney : « l’ornement exprime quelque chose et même l’essentiel du support où il s’inscrit : il en exalte la forme où sa fonction se configure. En même temps il exprime autre chose que le support et qui le dépasse » [72]. Ainsi, les portraits animés de Poudlard pourraient être révélateurs de la microsociété que constitue l’école : les portraits de défunts directeurs informeraient le lecteur quant à l’histoire du lieu. Celui de Madame Black, avec son attitude raciste et méprisante, montre par ailleurs clairement comment l’univers de J. K. Rowling est idéologiquement marqué. Ultimement, l’analyse des portraits conduirait même à des réflexions philosophiques sur la mort ou l’acte créateur. Le portrait animé est-il une négation de la mort, un facteur de résilience pour le protagoniste Harry, constamment confronté au décès de ses proches ? Que signifie l’absence du peintre : un simple fait de magie ou une impossibilité de représenter la mort, justement ?

 

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[68] J. K. Rowling, Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban, Op. cit., p. 108 : « And he ran, clanking loudly, into the left hand-side of the frame and out of sight. They hurried after him along the corridor, following the sound of his armour. Every now and then they spotted him running through a picture ahead ».
[69] Ibid. : « […] they saw him reappear in front of an alarmed group of women in crinoline ».
[70] J. K. Rowling, Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban, Op. cit., p. 109 : « "Farewell !" cried the knight, popping his head into a painting of some sinister-looking monks ».
[71] Citation de Vauday commentant les travaux de Lessing. P. Vauday, La Matière des images: poétique et esthétique, Op. cit.,p. 184.
[72] H. Maldiney, Regard, parole, espace, Op. cit., p. 176.