Représentation(s) et possession de la beauté :
méditations cervantines autour de l’image,
de son pouvoir et de ses limites
dans Les Épreuves et Travaux de Persilès
et Sigismunda - Histoire Septentrionale

- Bénédicte Coadou
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      En ce qui concerne plus particulièrement la représentation de la beauté, la prétention des peintres est tout aussi manifeste : non seulement la beauté est figurable, mais les artistes de talent pourront même surpasser la beauté des modèles dont ils s’inspirent. Francisco Pacheco conclut ainsi le premier livre de son traité en érigeant en exemple à suivre la figure de Zeuxis qui chercha, pour rendre la beauté d’Hélène, les cinq plus belles jeunes filles et qui réussit à figurer cette incroyable beauté [19], illustrant de la sorte la permanence d’une croyance au XVIIe siècle, quant à la possible figuration du Beau. Zeuxis est parvenu à représenter la beauté d’Hélène et à lui rendre toute sa perfection en s’inspirant de plusieurs modèles et il a proposé une image d’une incroyable beauté, dépassant même la nature. Pour Francisco Pacheco, les peintres espagnols sont donc en droit de prétendre figurer la Beauté, à condition de suivre attentivement les techniques et les chemins présentés par les traités. Les ouvrages théoriques qui fleurissent dans les péninsules Italienne et Ibérique diffusent ainsi deux conceptions essentielles sur lesquelles Miguel de Cervantès méditera dans Les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale : ils affirment le pouvoir de la peinture et des arts visuels et donnent une assise et une légitimité à ces peintres qui se considèrent capables de représenter la beauté et la divinité et qui deviennent, dans le même temps, des créateurs de premier ordre.

 

Quand la peinture émerge dans le récit : réflexions autour de l’ut pictura poesis dans le testament littéraire de Miguel de Cervantès

 

      Au fil des pages des Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale, plusieurs épisodes dans lesquels l’image est mise en scène vont surgir sous le regard attentif du lecteur et l’incipit de certains chapitres permet aussi à Miguel de Cervantès de rappeler le précepte horacien du « ut pictura poesis » :

 

L’histoire, la poésie et la peinture ont entre elles de tels rapports symboliques, et se ressemblent si fort que, lorsqu’on écrit l’histoire, on peint, et lorsqu’on peint, on compose. Or l’histoire n’est pas toujours du même poids, la peinture ne peint pas seulement des choses grandioses et magnifiques, la poésie n’est pas toujours céleste conversation. L’histoire admet des choses basses ; la peinture, des herbes et des genêts dans ses tableaux ; et la poésie se rehausse parfois à chanter d’humbles choses [20].

 

Légitimant son intérêt pour la figuration en se référant au précepte horacien, si largement diffusé aux XVIe et XVIIe siècle, Cervantès propose une relecture de ce topos qui souligne les liens unissant la peinture et la poésie. C’est donc en se plaçant sous l’égide horacienne que l’auteur des Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale décide de se confronter à la problématique de la figuration et du portrait. L’interprétation du « ut pictura poesis » horacien que Cervantès propose dans son testament littéraire diffère incontestablement de celle communément diffusée par les traités sur la peinture. Les deux arts étaient, en effet, systématiquement associés et comparés par les théoriciens de la peinture qui cherchaient à affirmer la grandeur de cet art. La théorie picturale qui se développe à partir du XVIe siècle s’appropriera, par exemple, les réflexions d’Horace et d’Aristote qui, dans l’Art Poétique [21] et dans la Poétique [22], se référaient pourtant uniquement à la poésie [23].
      Pour un auteur qui écrit à une période où les arts visuels suscitent l’admiration et l’engouement, il pourrait s’avérer nécessaire et ingénieux de compenser le déficit d’images dont souffrait alors le livre en introduisant des évocations de tableaux afin d’en appeler à la faculté de représentation des lecteurs. En outre, l’image pourrait aussi être perçue comme un instrument utile à la narration car elle lui permettrait d’introduire de la variété : les pauses descriptives que constituent les ekphrasis picturales créent d’intéressants effets de rupture dans un roman d’aventures et d’épreuves où le rythme trépidant dû à la succession rapide des péripéties pourrait, à terme, lasser le lecteur. Enfin, certains épisodes des Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale accordent à l’image le rôle d’élément perturbateur qui donnera lieu à de surprenantes péripéties : l’image sert donc la narration dans le testament littéraire cervantin et les diverses utilisations que l’on retrouve au fil des pages paraissent venir confirmer la complémentarité existant entre peinture et poésie, image et récit. Utilisée comme ornement et destinée à satisfaire un lectorat dont la vue est constamment sollicitée, l’image se fraie ainsi un chemin dans l’univers narratif que Cervantès offre à ses lecteurs dans Les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale. Pourtant, la récurrence d’épisodes où l’image est convoquée invite à s’interroger sur le véritable sens de l’apparition de descriptions ou d’évocations de tableaux dans le roman d’aventures et d’épreuves que Cervantès offre à ses lecteurs. Au-delà d’un rôle précis joué au sein de l’œuvre, l’image devient matière à réflexion pour un créateur qui cherche à exposer sa propre lecture du « ut pictura poesis » et qui ne partage pas certaines conceptions sur lesquelles s’est pourtant fondée la théorie de la peinture aux XVIe et XVIIe siècles. Au gré des épisodes, Cervantès va ainsi nuancer le statut hégémonique octroyé à l’image en invoquant les autorités : Platon et Horace.
      La première apparition d’un tableau intervient assez tardivement dans la dernière œuvre de Cervantès, puisque ce n’est qu’au début du troisième livre des Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale que la mention d’une œuvre picturale apparaît. L’image en question est un tableau commandé par le héros éponyme, Persilès. Elle devra relater les aventures vécues par le petit groupe de personnages et leur évitera ainsi de les narrer in extenso à chaque rencontre : le tableau assume alors une fonction récapitulative qui s’avère bien utile à la narration. En effet, dans un roman d’aventures et d’épreuves où les épisodes s’enchaînent à une vitesse haletante, le recours à l’ekphrasis constitue est une façon originale, pour Cervantès, de remémorer toutes les péripéties déjà racontées :

 

De là ils allèrent au logis d’un peintre réputé : Periandro lui commanda un grand tableau, où il peindrait toutes les principales aventures de son histoire. D’un côté, il peignit l’île barbare en proie aux flammes, et, à proximité, l’île des prisonniers, et, un peu plus à l’écart, le radeau ou l’assemblage de bois où l’avait trouvé Arnaldo, quand celui-ci le recueillit à bord de son navire ; ailleurs figurait l’île des Neiges, où l’amoureux Portugais avait perdu la vie ; puis le vaisseau que les soldats d’Arnaldo avaient percé ; juste à côté, il peignit la séparation de l’esquif et de la barque ; on voyait là le défi des amants de Taurisa et leur mort ; ailleurs on sciait par la quille le navire qui avait servi de sépulture à Auristela et à ses compagnons ; plus loin encore était l’île plaisante et agréable où Periandro avait vu en songe les deux escadrons des vertus et des vices ; à côté, le navire où les poissons naufrages avaient pêché les deux marins, et les avaient ensevelis dans leur ventre ; on n’oublia pas dans la peinture la scène des naufragés pris dans la mer de glace, l’assaut et le combat du navire, la reddition à Cratilo ; il peignit semblablement la course téméraire du puissant cheval, que son effroi changea, de lion, en agneau : rien de tel qu’une frayeur pour mater ces bêtes-là ; il peignit, en manière d’esquisse et de miniature, les fêtes de Policarpo, où il s’était lui-même couronné vainqueur ; bref, il n’y eut épisode mémorable de ceux où il fut à l’épreuve en son histoire, qui ne fût peint là, sans oublier la ville de Lisbonne où on les voyait débarquer, accoutrés tels qu’ils l’étaient à leur arrivée ; sur le même tableau on vit aussi brûler l’île de Policarpo, Clodio transpercé par la flèche d’Antonio, et Zenotia pendue à une antenne ; on peignit aussi l’île des Ermites, et Rutilio en la figure d’un homme saint. Cette toile composait une récapitulation qui les dispensait de conter leur histoire par le menu : le jeune Antonio commentait les choses peintes et les aventures quand on le pressait de les dire ; mais là où le fameux peintre se surpassa, c’est à faire le portrait d’Auristela : on disait qu’il y avait montré comme il savait bien peindre une belle figure, encore qu’Auristela eût sujet de s’estimer lésée, car il n’était pinceau humain qui pût atteindre sa beauté, fût-il guidé par une pensée divine [24].

 

Ce long passage marque les prémices de la réflexion cervantine sur l’image et annonce les différentes modalités du traitement de l’image que l’on rencontrera dans le reste de l’œuvre. Habile résumé des deux premiers livres du testament littéraire cervantin, la description du tableau constitue donc une pause narrative, une stase qui permet au lecteur de convoquer dans sa mémoire tout ce qu’il a précédemment lu. Cette interprétation de l’ekphrasis ne doit pourtant pas masquer la véritable finalité de l’introduction d’une telle référence picturale dans l’œuvre : en effet, à travers cette description d’un tableau, l’auteur inaugure ici la réflexion métapoétique qu’il développera par la suite. Dès la première apparition d’un tableau dans son œuvre de fiction, Cervantès semble davantage soucieux de mettre en évidence les différences qui séparent les deux arts, la poésie et la peinture, que d’en souligner les similitudes. Se détachant ainsi des théories sur la peinture qui cherchaient à faire valoir leur parenté, l’auteur des Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale les réunit certes dans cet épisode, mais il propose un avis bien plus nuancé que celui formulé dans les traités sur la peinture.
      Dans cet extrait, l’auteur prend soin de mettre en exergue les divergences entre l’image et la narration : ainsi, alors que le tableau réalisé réunit dans un même espace toutes les aventures des personnages, la narration, quant à elle, a été obligée de fractionner et d’ordonner cette abondance car la linéarité de la lecture impose une telle présentation. À la synchronie du tableau – dont l’immédiateté de la lecture risque aussi, peut-être, de semer la confusion chez le regardant – s’oppose ainsi la diachronie du récit qui nécessite un temps plus long, celui de la lecture, permettant au lecteur de reconstruire la cohérence de la composition. Derrière l’hommage apparent à la complémentarité de l’image et du récit (« Cette toile composait une récapitulation qui les dispensait de conter leur histoire par le menu » [25]), Cervantès souligne les limites de la représentation visuelle. En effet, s’il est utile et agréable, le tableau ne dispense pas toujours de la narration ou du commentaire puisque, comme le remarque le narrateur, le jeune Antonio est encore parfois obligé d’expliquer les différentes scènes qui se partagent l’espace du tableau (« le jeune Antonio commentait les choses peintes et les aventures quand on le pressait de les dire » [26]). La narration reste donc indispensable et confère aux différentes images leur cohérence chronologique, complétant les silences de la peinture qui ne peut pas toujours expliciter l’ordre, ni les relations causales existant entre les diverses scènes représentées.

 

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[19] « [...] et il choisit ce qui était le plus parfait dans chacune d’entre elles, pour faire une figure tout à fait achevée ; l’art surpassant alors la nature elle-même » / « [...] i de cada una dellas fue escogiendo lo mas perfeto, para hazer una figura igualmente acabadissima ; aventajando l’arte a la mesma Naturaleza » (F. Pacheco, Arte de la Pintura, Op. cit., p. 166).
[20] M. Cervantès, Les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale, Op. cit., p. 798.
[21] Horace, Art poétique, Op. cit., p. 268.
[22] Aristote, La Poétique, traduction de B. Gernez, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
[23] « Entre 1550 et 1750, les traités sur l’art et la littérature insistent presque tous sur la parenté étroite qui lie la peinture et la poésie. « Les deux sœurs », comme on les appelait communément – Lomazzo note même qu’elles sont nées ensemble – différaient certes par leurs moyens d’expression, mais on considérait qu’elles étaient presque identiques dans leur nature profonde, leur contenu et leur finalité. On citait fréquemment et avec conviction la formule attribuée à Simonide par Plutarque : la peinture est une poésie muette, la poésie une peinture parlante. Et la comparaison célèbre d’Horace, « ut pictura poesis » – « la poésie est comme la peinture » –, dont les critiques d’art voulaient infléchir la lecture en « la peinture est comme la poésie », était invoquée toujours davantage comme la reconnaissance définitive d’une parenté beaucoup plus étroite entre les deux sœurs qu’Horace ne l’aurait probablement admis » (R. W. Lee, Ut pictura poesis - Humanisme et Théorie de la Peinture. XVe-XVIIIe siècles, Paris, Macula, 1998, pp. 7-8).
[24] M. Cervantès, Les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale, Op. cit., pp. 718-719.
[25] Ibid., p. 719.
[26] Ibid.