Représentation(s) et possession de la beauté :
méditations cervantines autour de l’image,
de son pouvoir et de ses limites
dans Les Épreuves et Travaux de Persilès
et Sigismunda - Histoire Septentrionale

- Bénédicte Coadou
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Fig. 3. S. Botticelli, La Naissance de Vénus, v. 1485

      Les représentations de la Vierge ne se retrouvent d’ailleurs pas uniquement dans les espaces publics et la présence d’images mariales dans les inventaires de biens des Espagnols des XVIe et XVIIe siècles atteste que ces figures se sont aussi glissées dans la sphère privée. À cet égard, les archives notariées de Madrid, les sections intitulées « images » ou « peintures » des inventaires post-mortem de biens des XVIe et XVIIe siècles, permettent d’identifier les images et les tableaux possédés par les défunts. Or, trois catégories principales se dessinent permettant de définir les images féminines les plus diffusées. Les images religieuses forment le groupe le plus important confirmant ainsi que le Christ, la Vierge, les Saintes et les Saints se sont aussi introduits dans l’espace domestique des Espagnols, toutes catégories sociales confondues. Les images de la Vierge, par exemple, se retrouvent dans les inventaires de biens du charpentier Juan González en 1606 (acte notarié n° 1294), mais aussi dans ceux du duc de Medinaceli en 1607 (acte notarié n° 2001), ou encore du libraire Martin de Beva en 1635 (acte notarié n° 4761) et d’Ana del Castillo, l’épouse du médecin de chambre de Sa Majesté en 1638 (acte notarié n° 6753) [6]. Les images païennes d’inspiration gréco-latine – Vénus et Cupidon étant les figures les plus fréquemment recensées – viennent former le deuxième groupe, tandis que les portraits de personnages célèbres – rois, princesses ou ducs, par exemple – constituent la dernière catégorie d’images. Les deux images féminines qui apparaissent ainsi le plus fréquemment sont donc la Vierge dont l’image n’est plus réservée aux seuls lieux sacrés puisqu’elle a aussi envahi la sphère privée et cette Vénus que Sandro Botticelli a peinte en reprenant les canons de la statuaire grecque (fig. 3).
      La représentation de la femme aux Siècles d’Or paraît alors se résumer, de façon assez paradoxale, à deux figures qui sont tout à la fois opposées et cependant bien souvent associées dans les esprits des contemporains de Cervantès. Ces figures incarnent ainsi les deux pôles entre lesquels oscille la représentation féminine aux XVIe et XVIIe siècles et, comme le souligne Michel Moner :

 

Ainsi, Vénus et Marie confondent-elles leurs emblèmes, comme pour perpétuer l’éternel paradigme de l’éternel féminin : celui de la femme aux deux visages, Ève et la Nouvelle Ève, la tentatrice et la rédemptrice, la femme de la chute, et celle du rachat, aux sources du péché et de la rédemption [7].

 

L’association entre ces deux figures, d’ailleurs souvent représentées avec des attributs identiques, n’a pas surgi ex nihilo. Elle trouve son origine dans le Banquet [8] de Platon et apparaît aussi dans les traités italiens dès le XVe siècle. Georges Didi-Huberman résumera cet étrange phénomène d’assimilation de la dualité en convoquant les œuvres de deux penseurs italiens, Politien et Savonarole, et en remarquant que :

 

Entre les Stanze de Politien et les Trattati de Savonarole, nous assistons de fait à une rigoureuse, une structurale inversion des mêmes termes : façon de dire la distance, mais aussi une paradoxale proximité. Façon de nommer un nœud dialectique. Ainsi, là où Politien pouvait jouer sur le glissement étymologique de l’écume de mer (aphros) au nom grec de la déesse païenne (Aphrodite), Savonarole proposera – sur un tout autre ton, bien sûr – le glissement de la « mer » (mária) à la « mère », et de celle-ci à « Marie » (María), l’unique déesse des chrétiens [9].

 

Les troublantes similitudes dans les démarches de Politien et Savonarole légitiment – ou, du moins, annoncent – la comparaison, voire l’assimilation qui se produit dans les esprits entre deux figures féminines, cette Vénus-Aphrodite d’origine païenne et cette Vierge chrétienne, et ce, dès le XVe siècle. Georges Didi-Huberman ajoute, en effet, que :

 

Cette évidence trouve une confirmation iconologique dans la référence – commune chez presque tous les humanistes florentins du Quattrocento – au « dédoublement » de l’Amour tel que l’avait exposé un passage célèbre du Banquet de Platon : « Si donc il n’y avait qu’une Aphrodite, il n’y aurait qu’un Amour. Mais comme elle est double, il y a de même, nécessairement, deux Amours. » Il ne fait pas de doute qu’existaient, dans le ciel d’idées d’un peintre humaniste tel que Botticelli, deux Vénus, respectivement nommées Venus cœlestis, la céleste, et Venus naturalis, la vulgaire [10].

 

Cette dualité de l’image féminine se retrouve donc matérialisée dans les tableaux italiens et elle transparaît aussi, à une autre échelle, dans la conception de la figure féminine partagée par les Espagnols des Siècles d’Or : ces derniers possèdent tout aussi bien des images de Vénus et Cupidon – un couple qui rappelle étrangement la version chrétienne de la Vierge et l’Enfant – que de Marie.
      Cette image double de la femme diffusée dans l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles suscite l’intérêt de Cervantès qui tentera de l’expliquer en rappelant, par exemple, que les lieux de culte de ces deux divinités se sont aussi curieusement superposés au fil du temps. Miguel de Cervantès met ainsi en évidence un phénomène de permanence, bien que l’objet de vénération ait changé, Vénus cédant la place à la Vierge. Un culte en remplace un autre et s’approprie alors le lieu et le symbolisme de celui qu’il souhaite remplacer :

 

De Trujillo ils prirent, deux jours plus tard, le chemin de Talavera, où ils découvrirent que se préparait la grande fête de la Monda, dont l’origine remonte bien avant la naissance du Christ, et que les chrétiens ont si bien perfectionnée et parachevée que, si les païens la fêtaient jadis en l’honneur de la déesse Vénus, on la fête aujourd’hui en l’honneur et à la louange de la Vierge des vierges [11].

 

      Cette explication apportée par Cervantès pour comprendre l’identification, ou du moins, la référence aux fêtes de las Mondas [12] est aussi un exemple de l’association si fréquente à l’époque entre Vénus et la Vierge et elle semble déjà annoncer les fondements de la réflexion que le Manchot de Lépante va développer au fil des pages. Il évoque, en passant, la continuité de cette attitude d’adoration des images, et notamment de figures féminines, et relève aussi l’assimilation troublante qui se produit entre deux figures féminines : l’image de la femme semble pouvoir revêtir indifféremment deux apparences – celles de Vénus et de Marie, de la déesse païenne et de la déesse chrétienne – et se caractérise donc par la dualité. La figure féminine, par sa complexité, serait-elle vouée à rester double et pourrait-elle être représentable ?
      Notons aussi que ces deux figures féminines sont aussi souvent traitées de la même façon par les peintres. Symbolisant un idéal féminin et incarnant tout à la fois la beauté et la divinité, la déesse de l’Amour et la Vierge paraissent poser les mêmes difficultés aux artistes qui souhaitent les figurer, et ces derniers ont d’ailleurs dû élaborer des techniques et méditer sur la façon dont il convenait de rendre cette perfection, ce caractère divin et cette beauté sans commune mesure. Les peintres italiens et espagnols se sont donc confrontés à ces questions liées à leur tâche de représentation comme en témoigne la multiplication des traités sur la peinture, rédigés dans les péninsules Italienne et Ibérique dès le XVe siècle. Les premiers ouvrages verront le jour en Italie et se présenteront comme des guides élaborés par des peintres désireux de doter cet art d’un appareil théorique, car il convient, en effet, d’affirmer la grandeur de la peinture tout en montrant la voie à suivre aux peintres souhaitant atteindre la perfection dans l’art de la représentation. Ce mouvement gagne bientôt la péninsule Ibérique et le premier traité de peinture, Da Pintura Antiga du Portugais Francisco de Holanda [13] sera publié en 1548 et traduit dès 1563 en castillan, marquant ainsi le point de départ d’un intérêt croissant pour les arts visuels au Portugal et bientôt en Espagne. Un siècle plus tard, les considérations autour de l’iconographie que l’on retrouve dans l’Art de la Peinture de Francisco Pacheco, publié à titre posthume en 1649 [14], révèlent que les interrogations suscitées par la tâche de représentation des figures sacrées notamment, et de la Vierge, par exemple, sont toujours aussi présentes.
      En effet, comment représenter la Vierge ? Et comment figurer la Beauté céleste ? Le onzième chapitre de l’Art de la Peinture de Francisco Pacheco, « Avertissements importants, pour certaines histoires sacrées, concernant la vérité et la justesse avec lesquelles il faut les peindre, en accord avec les Sainte Écritures et les Docteurs de l’Église » [15] est, à cet égard, particulièrement révélateur puisqu’il amorce les considérations du peintre et théoricien sur les enjeux spécifiques de la peinture sacrée et témoigne de la nécessité de la codifier. Xavier Bray rappelle le rôle joué par le Concile de Trente et les conséquences induites par cette place grandissante de l’image [16] : devenant alors un véritable enjeu, elle fait l’objet de contrôle et d’un scrupuleux travail de définition. En outre, il convient aussi de souligner l’émergence d’une tendance particulièrement remarquable dans ces deux arts que sont la peinture et la sculpture : la vraisemblance. La recherche du réalisme, considéré comme un impératif lorsqu’il s’agit d’une image sacrée, devient peu à peu une priorité pour les peintres et les sculpteurs du XVIIe siècle, car il semble garantir un puissant effet sur les spectateurs et favorise le sentiment d’admiration et de dévotion recherché par les artistes. Prônée par le Concile de Trente, la vraisemblance incite aussi les peintres et les sculpteurs à rivaliser de créativité et à découvrir des techniques innovantes qui confèreront à leurs créations cette force de persuasion nécessaire pour emporter l’adhésion du spectateur, pour l’émouvoir et, dans le cas des œuvres religieuses, pour susciter la dévotion. Ainsi, comme le remarque Xavier Bray, l’incrustation d’yeux en verre et de dents en ivoire dans les sculptures du XVIIe siècle [17] trahit cette recherche d’une vraisemblance troublante qui ne manque pas de soulever les interrogations de Cervantès en particulier, quant au rôle des peintres et quant à leurs aspirations. Méditant sur la tension entre création et imitation, déjà relevée par Léonard de Vinci dans son traité rédigé à la fin du XVIe siècle, les peintres italiens puis espagnols découvrent les possibilités offertes par l’art qu’ils cultivent :

 

L’artiste est donc à la fois – et sans que cela paraisse contradictoire – créateur de nouveauté et imitateur de la nature. Ainsi que l’affirme avec clarté Léonard, l’imitation est, d’une part, étude et inventivité restant fidèle à la nature car elle recrée l’intégration de chaque figure avec l’élément naturel, d’autre part, activité nécessitant une innovation technique (par exemple, le célèbre sfumato de Léonard, qui rend énigmatique la Beauté des visages féminins) et non pas répétition passive des formes [18].

 

Le critère de vraisemblance – d’imitation fidèle de la nature – est interprété avec de plus en plus de rigueur par les théoriciens, mais aussi par les peintres qui prétendent même rivaliser avec le Créateur. Plus l’illusion du réel sera ménagée, plus le tableau fera l’objet d’admiration et la beauté de la figure représentée se gravera dans les esprits des spectateurs. Tous ces traités sur la peinture participent ainsi à l’avènement des arts visuels aux XVIe et XVIIe siècles et les peintres n’hésiteront bientôt plus à exprimer leurs certitudes quant à leur capacité à imiter, voire à dépasser la nature.

 

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[6] Inventaires de biens provenant de l’Archivo Histórico de Protocolos de Madrid.
[7] M. Moner, « La femme-étoile : esquisse d’une mythologie cervantine », Hommage à Alain Milhou - Les Cahiers du C.R.I.A.R, Études réunies et présentées par N. Harwich, n°21, 2002, p. 240.
[8] Platon, Le Banquet, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 2010.
[9] G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, « Le temps des images », 1999, p. 50.
[10] Ibid., p. 12.
[11] M. Cervantès, Les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale, Op. cit., p. 747.
[12] J. Caro Baroja, « Las "Mondas" de Talavera », dans Ritos y Mitos equìvocos, Madrid, Ediciones Istmo, 1974, p. 34.
[13] F. de Holanda, Da Pintura Antiga, éd. José da Felicidade Alves, Lisbonne, Livros Horizontes, 1984.
[14] F. Pacheco, Arte de la Pintura, su Antigvedad y Grandezas, Sevilla, Simon Faxardo, 1649.
[15] « De advertencias importantes en algunas Istorias sagradas, acerca de la verdad i acierto con que se deven pintar, conforme a la Escritura divina i Santos Dotores », Ibid., p. 470.
[16] « Le décret du Concile de Trente sur les images sacrées, datant de 1563, stipulait spécifiquement un certain nombre d’impératifs pour les images faisant l’objet de vénération. Elles devaient représenter des histoires vraies, non fausses ou apocryphes ; elles devaient respecter la convenance ; elles devaient être ressemblantes ; et leurs qualités émotionnelles et expressives devaient non seulement inspirer la dévotion, mais aussi élever les figures sacrées représentées. Philippe II et ses successeurs, ainsi que les évêques espagnols surveillaient la mise en application de ces impératifs. Nous savons que l’Inquisition nommait des artistes comme censeurs, en charge de vérifier et d’examiner les images ». / « The decree of the Council of Trent on sacred images, dating from 1563, specifically stipulated a number of obligatory prerequisites for images that were the subject of veneration. They should depict true, not false or apocryphal stories ; they should be decorous in nature ; they should be likelife ; and their emotional and expressive qualities should inspire not only devotion but also emulation of the sacred figures depicted. Philip II and his successors as well as the Spanish bishops monitored the implementation of these requirements. We know that the Inquisition appointed various artists as censors, who were responsible for checking and examining images » (X. Bray, The Sacred made real, Op. cit., p. 49).
[17] « The seventeenth century – the period on which this essay focuses – was exceptional in Spanish art history for the levels of realism to which its artist aspired. In contrast to sculptors from sixteenth century such as Alonso Berruguete (1488-1561) and Gaspar Becerra (1520-1568) who emulated the Italian idealisation of Michelangelo, seventeenth-entury scupltors like Juan de Mesa attempted instead to make their sculpture increasingly lifelike and realistic. Some sculptors introduced glass eyes and tears, and even ivory teeth » (Ibid., p. 18).
[18] Histoire de la Beauté , sous la direction d’U. Eco, Paris, Flammarion, 2004, p. 178.