Comment un lieu devient-il commun ?
La grotte de Calypso (Fénelon, Marivaux,
Lesage)

- Christelle Bahier-Porte
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      Locus amoenus, lieu commun pour un « lieu hors du commun » selon l’expression de Fr. Rubellin [8], la grotte de Calypso est indéniablement un lieu enchanteur fondé sur l’éloge d’une « simplicité rustique » faisant fi des marbres et statues de Versailles. L’expression rappelle un passage souvent cité de la Lettre à l’Académie : « Homère n’a-t-il pas dépeint avec grâce l’île de Calypso et les jardins d’Alcinoüs sans y mettre ni marbre ni dorure ? ». Tous les éléments du locus amoenus sont présents : fontaines, brise des zéphyrs, végétation luxuriante – vigne, tilleuls méditerranéens, peupliers océaniques, figuier olivier, grenadier –, fleurs, chant des oiseaux, jardin. Les sens sont sollicités par des synesthésies suggestives : la « douceur » est celle des zéphyrs, du murmure des fontaines ou encore des parfums. Le murmure des fontaines s’accorde au chant des oiseaux, au bruit d’un ruisseau ou au gémissement de la mer venant se briser sur les rochers. Les couleurs rappellent celles des tableaux de Poussin : « amarantes et violettes », « tapis verts », « pommes d’or », « pampre vert » et pourpre de la robe de Calypso comme des raisins. L’amarante remplace avantageusement le « persil » d’Homère : selon une fausse étymologie, elle était présentée dans les dictionnaires (notamment Furetière) comme la « fleur d’amour ». Elle évoque aussi une célèbre fable de La Fontaine, « Tircis et Amarante », au cadre pastoral, et sa véritable étymologie – « qui ne flétrit pas » – en fait un symbole d’éternité [9]. De la même façon, par une concentration des effets suggestive, la périphrase « les pommes d’or » désignent les oranges mais évoquent aussi le jardin des Hespérides et le fruit défendu. Enfin, les parfums sont ceux des violettes et des fleurs d’orangers. La sensualité féconde du lieu est indéniable. La grotte de Calypso est un lieu de charme et de plaisir et pas seulement pour les yeux.
      Le charme opère également grâce à l’organisation topographique de la description : ces « beautés naturelles » à la « simplicité rustique » ne sont pas dépourvues d’ordre. La description progresse de l’intérieur de la grotte vers l’extérieur : le tapis de gazon environnant la grotte puis, dans le second paragraphe, la « marine », « de là on découvrait la mer » et les « montagnes voisines ». L’ordre est sensible par la présence d’indicateurs topographiques (« de là », « d’un autre côté ») dont le premier « là » prend la valeur poétique qu’il pourra avoir dans le poème de Baudelaire, « L’Invitation au voyage » : « Là tout n’est qu’ordre et beauté/Luxe, calme et volupté ». «  on trouvait un bois de ces arbres touffus » », «  on n’entendait jamais que le chant des oiseaux ». De la même façon, la répétition du terme « lieux » (« en ce lieu » et « en divers lieux ») comme l’usage de l’adjectif démonstratif : « ce lieu », « ce bois », « ces bords enchantés » conjuguent fonctions déictique et épidictique. Si la grotte est « taillée dans le roc », elle n’a rien d’un lieu sauvage et on peut être frappé de la symétrie qui règne dans le paysage, que ce soit explicitement : « elle était tapissée d’une jeune vigne qui étendait ses branches souples également de tous côtés » ou implicitement par la fréquence des expressions binaires : « pleine de rocailles et de coquilles » (binarité renforcée par les allitérations), « amarantes et violettes », « le chant des oiseaux ou le bruit d’un ruisseau » (avec rime interne), hauts peupliers », « des collines et des montagnes », etc.
      L’ordre de la description n’est pas étranger à l’ambivalence du lieu qui se veut « naturel » et « simple » mais multiplie les modèles de référence « artificiels ». Certes, on ne trouve ni or ni argent dans cette grotte mais on y trouve néanmoins : des prés semés, des bassins de cristal, des tapis verts émaillés, une mer de glace, du pampre en festons. La référence à un « grand jardin » comporte la même ambiguïté : s’agit-il d’une métaphore pour rendre compte de l’effet produit par le tableau qui vient d’être décrit ? Dans ce cas-là, l’univers de référence resterait celui de la nature « versaillaise ». S’agit-il, comme le suggèrent certains critiques [10], d’une référence au jardin d’Eden ou à la Genèse ? La référence serait pour le moins ironique puisque la déesse de ce jardin représente la volupté et le danger qui détourne de la véritable divinité. Si ordre et abondance éternelle il y a dans ce « grand jardin », ils sont moins les signaux de la présence de Dieu que le signe inquiétant d’une fausse « simplicité », d’un « enchantement » qui pourrait bien être un sortilège.
      Jean-Charles Monferran invite à considérer avec attention le premier paragraphe de la séquence car il donne le « cadre herméneutique » de cette description éminemment subjective [11] . Calypso sert de guide, elle ouvre la marche mais c’est sans doute à travers le regard ébloui de Télémaque que la grotte est décrite : c’est Télémaque qui « admire » la déesse, Mentor, quant à lui, baisse les yeux. C’est Télémaque qui est « surpris de voir (…) tout ce qui peut charmer les yeux » [12] et c’est à Télémaque que la déesse donne à voir « toutes ces beautés naturelles ». L’usage du pronom « on » serait donc un artifice séducteur qui tenterait d’enchanter le lecteur. La description multiplie par ailleurs les analogies entre la déesse et le lieu qu’elle occupe. Christophe Martin peut ainsi écrire dans son analyse de la grotte comme espace féminin :

 

avec leurs arcades de rochers, leurs parois tapissées de vignes rampantes, leur sol jonché de « molle verdure », le « doux murmure » de leurs fontaines et leurs cavités secrètes, les différentes grottes où Calypso conduit Télémaque prennent une dimension quasi organique et par un jeu d’échange entre l’intérieur et l’extérieur, semblent faire corps avec la déesse [13].

 

Cette grotte est donc un piège pour le jeune Télémaque, le piège des passions et de la volupté.
      Des avertissements jalonnent en effet le texte : nous entrons bel et bien dans un lieu « enchanté » sous ses abords enchanteurs. L’organisation de la description repose en fait moins sur une logique progressive, de l’intérieur vers l’extérieur, qui ouvrirait le champ de vision que sur une structure circulaire. Calypso est « environnée » par ses nymphes ; la grotte est « environnée » par le gazon, lui même « couronné » par les bois qui « ferment » l’île. Plus inquiétant, les eaux des canaux se mettent à remonter vers leur source (comme le ruisseau d’une « Ode » de Théophile de Viau) et se trouvent littéralement prisonniers de « ces bords enchantés ». Les collines et montagnes semblent davantage fermer l’horizon que l’ouvrir, elles offrent d’ailleurs le même paysage de fleurs, fruits, et pampres de vigne. La description recèlerait donc un avertissement moral que le jeune Télémaque est encore incapable de déceler et que Mentor va se charger, quelques pages plus loin, de formuler :

 

Craignez – repartit Mentor – qu’elle ne vous accable de maux ; craignez ses trompeuses douceurs plus que les écueils qui ont brisé votre navire : le naufrage et la mort sont moins affreux que les plaisirs qui attaquent la vertu [14].

 

La grotte de Calypso pourrait bien être un locus horridus, et Fénelon avait d’ailleurs d’abord écrit sur un manuscrit « antre » de Calypso.

 

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[8] Fr. Rubellin, « Homère revu et corrigé : la grotte de Calypso ou les ambiguïtés du naturel », art. cit.., p. 29.
[9] J.-Ch. Monferran, « L’ecphrasis du livre I du Télémaque de Fénelon », art. cit., pp. 397-398.
[10] Fr. Rubellin en fait un « équivalent de l’Eden ou de la Genèse » (dans « Homère revu et corrigé : la grotte de Calypso ou les ambiguïtés du naturel », art. cit., p. 33). Fr. Berlan écrit que la « nature luxuriante, riche de tous les dons (…) constitue une preuve immédiate de la présence divine » (dans « Fénelon traducteur et styliste : réécritures du chant V de l’Odyssée », art. cit., p. 47).
[11] J.-Ch. Monferran, « L’ecphrasis du livre I du Télémaque de Fénelon », art. cit., p. 390.
[12] Fénelon, Les Aventures de Télémaque, éd. cit., p. 67.
[13] Ch. Martin, Espaces du féminin dans le roman français du dix-huitième siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2004, p. 148.
[14] Fénelon, Les Aventures de Télémaque, éd. cit., p. 69.