Malheur à ceux qui ratent une photographie.
Ou Le Horla comme dispositif photographique

- Andrea Schincariol
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      Si on poursuit dans le mouvement de va-et-vient entre ce qui nous est donné à lire et ce qui nous est donné à voir par le texte, il nous semble qu’on pourrait lier l’instant, à maints égards décisif, où le personnage s’immobilise, terrorisé, face à l’armoire à glace avec cet autre instant décisif qui est la fixation instantanée de l’image sur la plaque sensible de l’appareil photographique.
      Au XIXe siècle, affirme André Rouillé,

 

l’instantanéité apparaît comme un des principaux objectifs assignés à l’invention nouvelle. (...) Et de nombreuses recherches, dans les années 1840 (prolongées jusqu’aux années 1880), tenteront d’améliorer la vitesse d’ « impressionnement » – laquelle est d’emblée perçue comme une condition de l’exactitude dans un monde en pleine mutation, en constante accélération [16].

 

      Nombreux sont les défenseurs de la nouvelle invention qui soulignent dans leurs textes, dès les débuts de l’histoire de la photographie, les qualités d’impressionnabilité immédiate de la plaque photosensible. Ainsi, Jules Janin décrit la prise de vue tel un « prodige [qui] s’opère à l’instant même, aussi prompt que la pensée, aussi rapide que le rayon de soleil qui va frapper là-bas l’aride montagne ou la fleur à peine éclose » [17]. On retrouve encore, dans les revues spécialisées de l’époque, plusieurs comptes rendus des séances photographiques expliquant qu’il faut garder « une indispensable immobilité, pendant la durée de l’insolation de la plaque » [18].
      Or, l’instant, en photographie, n’est pas seulement question de temps. Comme André Rouillé le souligne dans ses réflexions concernant la différence qualitative entre pose et instantané,

 

la pose soumet les choses et les corps à l’ordre des formes préalables, tandis que les coupes instantanées sont en prise sur le monde. La part d’éternel et de transcendance que, d’un côté, les images portent en elles, leur donne une gravité étrangère à celles qui, de l’autre côté, sont ouvertes au monde et au nouveau [19].

 

      Ce qui pourrait qualifier l’instant photographique est donc cette ouverture vers le monde et vers le nouveau. En d’autres termes vers le réel, l’inconnu, l’autre. L’instant topique de la scène du miroir serait alors, dans notre perspective d’analyse, la textualisation de l’instant « photographique » où le héros « ouvre les yeux » sur le réel, le connaît comme « autre », c’est-à-dire le re-connaît comme une partie cachée de son « moi ». La vision du Horla apparaît donc comme ce moment effrayant – d’une « inquiétante étrangeté » dirait Freud – où le personnage entre en contact avec le réel, avec la « chose ». L’être transparent devient à ce moment à la fois le médium et l’un des deux pôles d’un contact scopique annonçant – pour paraphraser l’une des définitions les plus célèbres du « photographique » – l’avènement du Nouveau [20] : ce Nouveau « irregardable » qui est l’absence de son propre reflet, l’image de sa propre mort. On ne peut pas, ici, ne pas renvoyer aux réflexions de Barthes sur les rapports qui lient la photographie à la mort. Dans son célèbre essai, au chapitre 4 « Operator, Spectrum et Spectator », où il distingue les trois « pratiques » liées à l’image photographique, Barthes définit l’objet visé par l’objectif en ces termes :

 

Et celui ou cela qui est photographié, c’est la cible, le référent, sorte de petit simulacre, d’eidôlon émis par l’objet, que j’appellerais volontiers le Spectrum de la Photographie, parce que ce mot garde à travers sa racine un rapport au « spectacle » et y ajoute cette chose un peu terrible qu’il y a dans toute photographie : le retour du mort [21].

 

      Et quelques paragraphes plus loin : « la Photographie, c’est l’avènement de moi-même comme autre : une dissociation retorse de la conscience d’identité » [22].
      Spectacle du retour du mort (spectacle de la mort), avènement d’une dissociation du moi, l’instant de la prise de vue photographique pourrait donc bien être la métaphore de cet instant terrible que Maupassant nous montre dans la scène du miroir, lorsque le héros devient l’objet d’un spectacle de l’égarement, du vertige, de la perte d’identité. Et nous, les lecteurs, nous en devenons les spectateurs. Autrement dit, nous sommes appelés à regarder la mise en scène de la msort du héros : sa représentation « photographique ».
      4.5 Le négatif. Nous terminerons notre parallélisme entre texte et dispositif photographique par un dernier objet à même de figurer le rapport entre le personnage de la nouvelle et le Horla. Cet objet est le négatif photographique. L’image négative est une image aux valeurs inversées par rapport à l’épreuve définitive, qu’on appelle le positif. Or, images négative et positive forment un système : l’une ne va pas sans l’autre. L’une est le double inversé de l’autre. C’est justement à travers le caractère de réversibilité du système négatif-positif que nous voudrions relire le rapport entre le narrateur et le Horla, rapport que plusieurs commentateurs ont analysé sous le signe du « double » [23]. La figure rhétorique de l’oxymore tout d’abord (« transparence opaque »), qui marque la conjonction de deux termes de sens opposé, est bien une figure homologue à celle du négatif-positif. Ensuite, le statut complémentaire des deux personnages, chacun des deux possédant des traits physiques et psychologiques qui renvoient à l’autre, ne va pas sans rappeler les valeurs inversées du négatif-positif. Enfin, le fait que la vraie image du héros, sa partie cachée, soit révélée à travers l’interposition du corps liquide du Horla, nous confirme la légitimité de la comparaison avec le système négatif-positif dans lequel l’épreuve finale est produite grâce à la présence de l’image négative. Tout comme l’unité de chacun des deux êtres est seulement possible grâce à la présence de l’autre, l’image photographique est fondée sur le mécanisme de réversibilité qu’on vient de décrire brièvement. Comme Philippe Ortel l’affirme dans La Littérature à l’ère de la photographie, « un négatif pose un cadre d’existence dont il nie partiellement le contenu en le rendant fantomatique » [24].
      Le système épistémologique du héros étant posé, qui veut que le « voir » corresponde au « connaître », le rapport entre les deux personnages se configure comme ce « cadre d’existence » fondé sur une distinction entre l’image de soi et celle de l’autre, où cette distinction est niée, annulée, autrement dit vidée de son contenu, et qui aboutit à une prise de conscience, par le narrateur, de l’ordre du fantomatique, de l’apparition.

      Chambre noire, lumière, bain révélateur, instantanéité, système négatif-positif. Autant de termes techniques qui font partie du vocabulaire photographique et que nous avons utilisés comme « interprétants » de la scène du miroir afin d’en dégager les quelques aspects jusqu’ici restés inédits. Certes, le texte de Maupassant condense toutes ces opérations dans un ordre qui n’est pas forcément celui de la réalité de l’acte photographique. Nous croyons avoir démontré cependant que, prises dans leur globalité, elles font système et que, toutes ensemble, elles concourent à la modélisation d’un dispositif photographique, intégré au texte et à sa thématique, qui vise à saisir l’au-delà de la réalité ordinaire. Cet hors-là invisible et effrayant qu’on ne peut pas vraiment capturer, qu’on ne peut pas comprendre jusqu’au fond. La photographie est ratée.

 

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[16] A. Rouillé, introduction à « Premiers rêves d’instantanéité » (1841), dans La Photographie en France, Op. Cit., p. 79.
[17] J. Janin, « Le Daguereotype [sic] », dans L’Artiste, nov. 1838-avr. 1839, pp. 145-148.
[18] Anonyme, « Des nouveaux procédés de la photographie », L’Artiste, juill.-déc. 1841, pp. 244-245.
[19] A. Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, Op. Cit., pp. 303-304.
[20] R. Barthes, dans les premières pages de sa célèbre « note sur la photographie », définit l’essence de la photographie comme « le Nouveau dont elle a été l’avènement », La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p. 15. Nous soulignons.
[21] Ibid., pp. 22-23.
[22] Ibid., p. 28. Sur la photographie « mortifère », voir aussi les chapitres 13, 38 et 39.
[23] Parmi les plus connus, par ordre chronologique : M.-C. Bancquart, Maupassant conteur fantastique, Paris, Minard, « Archives des lettres modernes », 1976 ; M.-C. Ropars-Wuillemier, « La Lettre brûlée (écriture et folie dans Le Horla) », dans Le Naturalisme, colloque de Cerisy-La-Salle, Paris, Union Générale d’Editions, « 10/18 », 1978 ; L. Forestier, introduction à « Le Horla », dans G. de Maupassant, Contes et Nouvelles, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, t. II ; A. Schaffner, « Pourquoi Horla ? Ou le passage du miroir », dans Les Temps modernes, 499 (1988) ; A. Fonyi, « Le Horla, double indéterminé », dans Le Double : Chamisso, Dostoïevski, Maupassant, Nabokov, éd. J. Bessière, Paris, Champion, 1995. Nous nous permettons enfin de citer notre article, « Double reflet. Présence(s) du double dans la nouvelle Le Horla, de Guy de Maupassant », dans Il Bianco e il nero, 11, 2009, pp. 103-117.
[24] P. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, « Rayon-Photo », 2002, p. 225.