Breton, Man Ray et l’imaginaire
photographique de la magie

- Anne Reverseau
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Fig. 6. Brassaï, La Maison que j’habite, v. 1932

      Les premiers rayographes de Man Ray ont reçu un accueil enthousiaste de la part des surréalistes. Il est alors difficile de séparer strictement les textes critiques de la poésie car les textes consacrés à Man Ray, riches en analogies et métaphores, sont souvent lyriques. Le premier texte critique portant sur les rayographes est celui de Tristan Tzara qui rédige la préface de Champs délicieux en 1922. Dans « La Photographie à l’envers » [31], Tzara s’exerce au jeu de la comparaison entre peinture et photographie. Celle-ci est présentée comme une évolution inéluctable, à la fois en rupture et dans la continuité de la peinture moderne. Sa pensée est, comme celle de Breton, téléologique :

 

      Quand tout ce qu’on nomme art fut bien couvert de rhumatismes, le photographe alluma les milliers de bougies de sa lampe, et le papier sensible absorba par degrés le noir découpé par quelques objets usuels. Il avait inventé la force d’un éclair tendre et frais qui dépassait en importance toutes les constellations destinées à nos plaisirs visuels. La déformation mécanique, précise, unique et correcte est fixée, lisse et filtrée comme une chevelure à travers un peigne de lumière.
      Est-ce une spirale d’eau ou la lueur tragique d’un revolver, un œuf, un arc étincelant ou une écluse de la raison, une oreille subtile avec un sifflet minéral ou une turbine de formules algébriques ? Comme la glace rejette l’image sans effort, et l’écho la voix, sans nous demander pourquoi, la beauté de la matière n’appartient à personne car elle est désormais un produit physico-chimique.

 

On ne peut que noter la proximité de ce texte avec le poème de Breton : on y retrouve le motif de l’éclair (« la force d’un éclair… ») qui engendre celui des cheveux, métaphore moderniste et surréaliste du magnétisme électrique (« filtrée comme une chevelure à travers un peigne de lumière »). Tzara insiste ensuite sur la transformation des objets dans ce procédé photographique : la magie de Man Ray est capable de transformer la réalité quotidienne en une autre réalité, merveilleuse.
      C’est ce pouvoir de métamorphose qui constitue le cœur du texte que René Crevel consacre à Man Ray en 1925. Dans « Le Miroir aux objets » [32], il fait l’éloge de Man Ray, présenté comme l’auteur d’une chasse miraculeuse et comme un sorcier. La photo est qualifiée de « miroir aux objets dont un Man Ray, par exemple, a obtenu des miracles ». Il ajoute :

 

De son miroir aux objets, ce chasseur du mystère a su se servir. (…) Man Ray, s’il a du sorcier, ne pose point au mage, et parce qu’il ne prétend point se borner aux seules attitudes troublantes, nous donne pour nous apaiser une fougère, un joli visage.

 

      La même année, Georges Ribemont-Dessaignes écrit un article qui va dans le même sens. « Man Ray » [33], texte métaphorique et imagé, présente le photographe comme un dompteur simple et fier qui a « décloué le volet d’un étonnant univers » :

 

Il a disposé des objets qui se trouvaient à portée de sa main ou de sa pensée. Le papier photographique a fait le reste, aussi simplement que Man Ray.

 

Avec malice, Ribemont-Dessaignes va jusqu’à parler de miracle, « car Man Ray fait mieux que Lourdes ou le fakir hindou ». On retrouve dans ce texte le motif du « verre de cristal » et celui de la cristallisation par arrêt du temps. Comme dans la photographie de cristaux de Brassaï (fig. 6) qui sert à illustrer l’article de Breton « La beauté sera convulsive » (1934), l’imaginaire minéral sert ici l’imaginaire photographique :

 

On s’aplatit ou se dilate, en même temps que les années habituelles coulent en une seconde ou qu’une seconde se cristallise en quasi-éternité.

 

      De même, la « Lettre ouverte à Monsieur Man Ray » [34] que publie Cocteau en 1922 est très élogieuse. Man Ray y apparaît comme un héros qui a « délivré le peintre » en utilisant la lumière de façon directe. Cocteau insiste sur la spécificité des rayographes et du contact direct avec les objets et leur reproduction : 

 

vos planches sont les objets eux-mêmes, non photographiés par une lentille, mais directement interposés par votre main de poète entre la lumière et le papier sensible.

 

On retrouve aussi dans ce texte le motif de l’éclipse, qui est évoqué par Tzara et qui, on l’a vu dans Les Champs magnétiques, est central dans les premiers poèmes de Breton, jusqu’au titre même du recueil Clair de terre qui inverse l’image du clair de lune en une sorte d’éclipse terrestre [35]. Ces textes critiques, lyriques, métaphoriques et enthousiastes, ne sont-ils que des extrapolations poétiques à partir des rayographes ? Il semblerait que non puisque toute la réception des rayographes est marquée par la dimension magique du procédé. Sans doute Man Ray lui-même a-t-il ainsi orchestré l’accueil de ses images.
      Cette conception magique de la photographie correspond en effet aux termes qu’utilise Man Ray pour évoquer ses expériences, parfois a posteriori. Dans son autobiographie, intitulée Autoportrait, Man Ray insiste sur la découverte du procédé sans appareil. Il raconte avoir découvert le rayographe de manière accidentelle, en ayant posé un entonnoir en verre, du papier gradué et un thermomètre dans le bac de révélateur, où se trouve une feuille de papier sensible exposée par erreur. Il allume alors la lumière :

 

Sous mes yeux, une image prenait forme. Ce n’était pas tout à fait une simple silhouette des objets : ceux-ci étaient déformés et réfractés par les verres qui avaient été plus ou moins en contact avec le papier, et la partie directement exposée à la lumière ressortait, comme en relief, sur le fond noir [36].

 

Le lendemain, en observant ces objets, il les trouve « mystérieux et neufs ». Son euphorie rejoint celle de Tzara qui lui rend visite : il essaie alors le procédé avec tous les objets qui l’entourent en les posant cette fois directement sous l’agrandisseur.
      Malgré la part de légende de ce récit, il faut remarquer l’importance de l’élément liquide dans le rayographe, qui n’en a pourtant pas besoin, et l’enthousiasme qu’il suscite. Dans son grand article de 1933, « L’Age de la lumière » [37], Man Ray expose sa conception de la photographie et du processus physico-chimique de façon métaphorique. On remarque le rôle symbolique qu’il donne à la lumière et à l’expérience, alors qu’il n’évoque pas spécifiquement les rayographes :

 

C’est dans un esprit d’expérience et non pas d’expérimentation que sont présentées les images autobiographiques qui suivent. Saisies aux moments d’un détachement visuel pendant des périodes de contact émotionnel, ces images sont les résidus, fixés par la lumière et la chimie, des organismes vivants. Toute expérience plastique n’est que le résidu d’une expérience. La reconnaissance d’une image qui, magiquement, a survécu à une expérience, rappelant l’événement plus ou moins clairement, comme les cendres intactes d’un objet consumé par les flammes.

 

Dominique Baqué commente ce texte en insistant sur la loi du désir qui joue dans le surréalisme un rôle de lien :

 

L’article de Man Ray se fonde doublement sur une énergétique des pulsions et sur une éthique du désir, supposé fonder une possible communauté humaine. L’image est ici à la fois pensée comme index au sens peircéen du terme, et articulée au désir, dont elle émane, qu’elle désigne et qu’elle doit susciter chez l’autre [38].

 

On ne peut donc que suivre Dominique Baqué lorsqu’elle admire la « circulation exceptionnelle entre littérature, critique d’art et photographie, rendue possible, sans doute, par l’intégration de Man Ray aux mouvements dadaïste, puis surréaliste » [39].

 

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[31] T. Tzara, « La Photographie à l’envers », Les Feuilles libres, n°30, déc. 1922-janv. 1923, pp. 425-426, repris en préface à Man Ray, Champs délicieux, 1922, puis dans T. Tzara, Œuvres complètes, I (1912-1924), éd. H. Béhar, Paris, Flammarion, 1975, pp. 415-417.
[32] R. Crevel, « Le Miroir aux objets », L’Art vivant, n°14, 15 août 1925. Le texte est disponible en ligne sur le site du Centre de recherche sur le surréalisme.
[33] G. Ribemont-Dessaignes, « Man Ray », Les Feuilles libres, n°40, mai-juin 1925, pp. 267-269. Repris dans D. Baqué, Les Documents de la modernité. Anthologie de textes sur la photographie de 1919 à 1939, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993, pp. 434-436.
[34] J. Cocteau, « Lettre ouverte à Monsieur Man Ray », Les Feuilles libres, n°26, avril-mai 1922, pp. 134-135. Repris dans D. Baqué, Les Documents de la modernité, Op. Cit., pp. 107-109.
[35] Notons également que l’épigraphe du recueil Clair de terre est tiré de la notice « Le Ciel » de la Nouvelle astronomie pour tous et instaure le motif de la projection lumineuse : « notre globe projette sur la lune un intense clair de terre ».
[36] Man Ray, Autoportrait, Op. Cit., p. 176.
[37] Man Ray, « L’Age de la lumière », Minotaure, n°3-4, 1933, p. 1, repris dans D. Baqué, Les Documents de la modernité, Op. Cit., pp. 430-431.
[38] D. Baqué, Les Documents de la modernité, Op. Cit., pp. 427-428.
[39] Ibid., p. 426.