René Char, Pour une lecture de
Recherche de la Base et du Sommet

- Marie Legret
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      En tant que tel, ne pas faire figurer les tableaux, c’est également, idée sur laquelle nous reviendrons, rendre un itinéraire partageable avec le lecteur. La mention de tableaux précis pourrait entraîner refus, incompréhension ou interprétation partielle du lecteur. Char choisit d’évoquer des objets identifiables « chaise de jardin », « rouge-gorge » [32], mais sans les ancrer dans le cadre d’un tableau précis : d’une manière qui peut évoquer les philosophes taoïstes – que Braque lui aussi admirait –, il allie plein et vide, zones de précision et zones floues, à composer par le lecteur, affirmant même la nécessité du vide et de l’énigme « supprimer l’éloignement tue. Les dieux ne meurent que d’être parmi nous ». Char livre certains éléments de sa vision des tableaux, certains éléments de l’itinéraire de son regard ; il laisse ensuite un vide qu’il appartiendra au lecteur de combler s’il le veut, un espace de liberté. Cette liberté, rappelons-le, a toujours été celle de Char : de ses distances avec le surréalisme jusqu’à son refus de tout engagement dans un parti après la guerre, Char tient à conserver son indépendance. Il exprimera donc son affection – l’un des poèmes consacrés à Braque commence par « ami » – tout en ne se limitant pas à certains tableaux en particulier, afin de ne pas s’asservir à tel ou tel mouvement pictural. De fait, on pourrait difficilement discerner une « tendance » qui serait celle de Char : si on songe à l’abstraction, des peintres comme Jean Hugo ou Balthus sont des intrus ; si on songe à l’évocation de l’humain, les tableaux de Vieira da Silva n’y correspondent pas directement ; on peut indéfiniment poursuivre une telle interrogation. Finalement, le seul terme qui pourrait réunir toutes les évocations des peintres est peut-être « énigme » [33] (terme qui figure d’ailleurs dans « le dard et la fleur » à propos de Balthus). Enigme non pas volontaire, contrairement à ce qu’ont reproché à Char certains de ses détracteurs, mais incitation pour le lecteur à voir et volonté d’une interprétation jamais définitive. Char, avec pudeur, pose les éléments d’un dialogue, mais sans imposer des cadres restrictifs, laissant réellement à l’autre un espace de parole : les derniers mots de « L’Age cassant » évoquent cette recherche de liberté sur « ce chemin qui, en dépit de ses relais haineux, nous montre les fétus des souhaits exaucés et la terre croisée des oiseaux » [34]. Il entame un dialogue, parfois, mais rarement, à deux voix, le plus souvent à une voix, l’autre voix étant suggérée, comme dans « Avec Braque, peut-être, on s’était dit » [35], ou parfois à fabriquer par le lecteur ; la fin du fragment sur Staël pose un aphorisme paradoxal « Il nous a dotés, nous, de l’inespéré, qui ne doit rien à l’espoir » [36]. Cette énigme, cette question posée au lecteur, l’invite à entrer à son tour dans le dialogue et dans la constitution d’un regard.
      Si la Recherche est pour René Char un miroir dirigé vers lui-même, nous avons vu qu’il ne retenait de sa vie que les éléments qui pouvaient intéresser ou faire réfléchir le lecteur : ce miroir dirigé vers soi est donc en même temps un miroir dirigé vers le monde et vers autrui.
      Le lecteur doit apprendre à voir ; il ne s’agit pas d’un ordre, mais plutôt d’un impératif partagé par l’auteur et le lecteur. Char l’explique dans le premier fragment consacré à Vieira da Silva : « nous ne sommes plus, dans cette œuvre, pliés et passifs, nous sommes aux prises avec notre mystère, produisant pour demain ce que demain attend » [37]. Le monde EST énigme, le percevoir comme tel n’est pas un handicap mais bien l’accession à une forme plus élevée de lucidité : ne plus accepter passivement une « réalité » dont l’évidence est aussi politique mais mettre en jeu toutes nos capacités de perception, devenir nous-mêmes en totalité en apprenant à voir le monde dans sa richesse. Il faut pour le peintre « montrer l’inaccessible » et pour le lecteur apprendre à le comprendre à sa manière, « mendier » pour « des refus plus grands », savoir « accueillir » la « réalité noble » [38]. « Nous avons besoin de trop de choses pour nous satisfaire d’une chose » [39] : cette pensée, que Char attribue à Georges Braque, correspond aussi à un dialogue entre peinture et écriture qui ne doit pas viser la satisfaction d’un seul but, ni une conquête matérielle, sous peine de devenir tyrannique. Bien sûr, de tels termes ont une résonance surréaliste, ils évoquent la magie de la fabrication d’une image d’autant plus pertinente et frappante qu’elle est lointaine. Toutefois, il nous paraît excessif de placer la conception charienne de la peinture dans le seul sillage surréaliste, ne serait-ce que parce que dans Fureur et mystère, il se détache explicitement du surréalisme : « A l’âge d’homme, j’ai vu s’élever et grandir sur le mur mitoyen de la vie et de la mort une échelle de plus en plus nue, investie d’un pouvoir d’évulsion unique : le rêve. […] Compagnons pathétiques qui murmurez à peine, allez la lampe éteinte et rendez les bijoux. Un mystère nouveau chante dans vos os. Développez votre étrangeté légitime » [40]. Dans la Recherche, en revanche, Char évoque à plusieurs reprises Heidegger et la question de l’être : dans « Impressions anciennes », il écrit « il nous faut apprendre à vivre sans linceul, à replacer à la hauteur, à élargir le trottoir des villes, à fasciner la tentation, à pousser la parole nouvelle au premier rang pour en consolider l’évidence. […] Pour la préservation d’une disponibilité et pour la continuation d’une inclémence du non-moi » [41]. Le lecteur doit apprendre à se détacher de la superficie des choses, il doit percevoir cette « énigme » [42] présente dans les tableaux de Balthus. Mary Ann Caws explique à quel point le sens est aussi à construire par le lecteur : « Le sillage, donc, se dessinera ou apparaîtra lors d’une traversée signalée par la récurrence de certaines images ou de certains mots, dont le poids, la charge poétique s’accroissent avec chaque fragment à l’élaboration duquel participent poète et lecteur, car cette présence commune est un travail continu, pour faire mais tout autant pour refaire le texte, dans une entente et un partage » [43].

 

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[32] R. Char, « En vue de Georges Braque », « I. Georges Braque », Op. Cit., p. 673.
[33] R. Char, « Le Dard dans la fleur », Op. Cit., p. 681.
[34] R. Char, « L’Age cassant », Op. Cit., p. 768.
[35] R. Char, « En vue de Georges Braque », « Avec Braque, peut-être, on s’était dit… », Op. Cit., p. 680.
[36] R. Char, « Il nous a dotés », Op. Cit., p. 702.
[37] R. Char, « Vieira da Silva », Op. Cit., p. 703.
[38] R. Char, « L’Age cassant », Op. Cit., p. 768.
[39] R. Char, « En vue de Georges Braque », « I. Georges Braque », Op. Cit., p. 673.
[40] R. Char, Fureur et mystère, fragment XXII dans Œuvres complètes, éd. cit., p. 160.
[41] R. Char, « Impressions anciennes », Op. Cit., p. 743.
[42] R. Char, « Le dard dans la fleur », Op. Cit., p. 681.
[43] M. A. Caws, L’Œuvre filante de René Char, Paris, Nizet, 1981, p. 12.