Calumnia, De famosis libellis et
ripostes aux attaques injurieuses :

la verve satirique de l’emblème
- Valérie Hayaert
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Fig. 7. P. Cousteau, « In simulachrum τῆς
διαβολῆς », Pegma, 1555

      Pour obvier cependant à cette aporie, il peut être utile de se pencher sur les pratiques calomnieuses du temps, afin de donner un cadre éventuel à ce texte allusif et délibérément énigmatique. Un exemple, parmi d’autres, de cette tradition d’inscription de libelles sur les maquettes éphémères (« entrées », « tableaux vivants ») est attesté dans la série BB des Archives Municipales de Lyon. Dans le contexte houleux des querelles qui surviennent périodiquement entre consuls et artisans dès 1515-1516, l’arrogance des artisans, qui n’hésitent pas à accuser publiquement le Consulat de dilapider les fonds de la ville, est à son comble lorsqu’un certain Pierre Cyrodes, dit Grenoble, fait dresser plusieurs estrades devant sa maison « pour jouer certaine ystoire à la prochaine entrée de la royne, par lequel, comme l’on dit, il blasme et entend blasmer plusieurs qui sont et on esté conseillers ». Le Consulat interdit cette manifestation, « veu qu’il n’est loisible à personne faire aucunes ystoires ès entrées, sinon celles qui ont esté ordonnées par les conseillers » [25]. Le 27 décembre 1518, à Saint Nizier, Jehan Gauthier, « apoticaire », riche propriétaire dont le frère était procureur du roi aux Aides, ami de Clément Mulat, docteur ès droictz, fomente plusieurs troubles contre les conseillers. La forme de la résistance des artisans est alors légale et l’attaque injurieuse qu’ils signent n’est pas moins élaborée que les pegmata que publiera quelques décennies plus tard, Pierre Coustau. Jehan Gauthier fait par exemple graver sur un vase une inscription où il se dit procureur des artisans « contre ceux qui ont osté à la chose publicque ». Les conseillers réagissent aussitôt en requérant qu’il soit gravé qu’il était lui-même « contre la chose publicque de ceste ville » [26]. Aux Grands Jours de Montferrant, le 14 octobre 1520, le jugement définitif de cette querelle interminable prévoit que l’inscription ne portera plus les mots « procureur des artisans », ni le qualificatif que Gauthier y avait ajouté [27]. Le 4 juillet 1521, à Mâcon, Villars, Gauthier et Grenoble « furent condempnez à cause des injures et libeaulx diffamatoires par eulx contre vérité dicts et faicts contre led. Conseillers, Consulat et secrétaire de la ville de Lion ». Il est rare de trouver un arrêt aussi sévère dans ce type de procès (paroles injurieuses) : amende pécuniaire lourde et obligation de faire amende honorable devant le grand portail de Saint Nizier à Lyon ainsi qu’à l’hôtel de ville, devant les conseillers, tête et pieds nus, tenant à la main chacun une torche de cire ardente de la pesanteur de trois livres.
      Inscrire un libelle sur un vase, intitulé « Contre ceux qui ont osté à la chose publicque » est en soit une pasquinade, un geste symbolique à interpréter dans l’espace public qui lui donne sens, ici le duel savamment orchestré par les riches artisans contre leurs rivaux élus, les conseillers de ville. Cette inscription gravée constitue une provocation publique, les conseillers ripostent aussitôt, et ce n’est que deux ans et demi plus tard que l’inscription injurieuse est effacée, tout comme son « qualificatif », qu’il faut sans doute comprendre comme « déictique » au sens où le jugement prévoit que la mention du « Contre ceux qui » qui stigmatise une cible identifiable, soit également gommée, comme le titre de « procureur des artisans » qui n’est pas alors jugé légitime.

 

Le péritexte des pièces satiriques

 

      Dernier élément à porter au dossier : un des fondements de ce type de dispositifs est l’usage habile du péritexte (titre, intertitre, double titre). Coustau soigne tout particulièrement ses tituli : chaque motto est doublé d’un titulus dont le montage est contrastif : La dernière pièce de son recueil est à cet égard, exemplaire : « Sur le tableau de Calomnie fait par Apelle / Contre ceux qui jugent un condamné dont les biens ont été confisqués ». Par le montage abrupt d’un double titre, Coustau superpose deux sources : l’une dérive du traité Sur la Délation. Sur ce qu’il ne faut pas y croire de Lucien et plus particulièrement de l’allégorie autrefois peinte par l’artiste grec Apelle afin de dénoncer la diffamation dont il avait été l’objet, tandis que l’autre découle de l’infraction d’une loi du Digeste qui porte sur l’interdiction de percevoir les biens mis à l’encan d’un accusé non encore condamné. Le péritexte à lui seul est particulièrement soigné : il relève d’un principe d’invention qui ne consiste pas à expliciter ce montage complexe, mais tout au contraire de le contenir dans un rapport d’obscurité relative.
      L’ekprasis de la Calomnie d’Apelle est réorchestrée par la vignette, mais l’invention de Pierre Coustau consiste d’abord à rattacher cette topique à son contexte originel, celui d’une scène judiciaire (fig. 7) [28]. Or, l’ouverture d’une pièce satirique est essentielle. Le titre pourra ainsi être glosé d’un intertitre soit pour souligner une adéquation trop pesante, soit pour, à l’inverse, pour souligner l’inadéquation de l’intitulé avec ce qu’il désigne. Parmi de nombreux exemples : « Contre les juges donivores » ou « Contre le portrait d’un Arimaspe » sont les témoignages indirects d’événements du temps, mais seule une rhétorique de l’allusion semble pouvoir les délivrer des structures éphémères auxquelles ces vers étaient d’abord destinés. Entrées royales, tableaux vivants ou pièces de circonstances, les emblemata s’appliquent en effet au contexte le plus contemporain. Ils accompagnent des objets, restaurent la verve traditionnelle de l’épigramme dans son jaillissement le plus sarcastique.

      Observation suraigüe des corruptions du temps, l’emblème, forte de sa forme épigrammatique, développe toutes les potentialités de la veine satirique la plus féconde. C’est un art de l’esquive et de l’allusion tout autant qu’un art de l’obscurité concertée. Dans une lettre d’Erasme à Alciat (L. 2330, A Fribourg, l’an 1530), on lit qu’il y a dans les lettres de Longueil « certains propos pleins d’énigmes et d’allégories adressés à Guillaume Budé, par lesquels on dit que tu es désigné ». Cette obscurité de l’allusion est voulue (forme d’autocensure ou stratégie allusive) et c’est à la lumière de ce pacte si particulier qu’il faut lire ces pièces. Si le pacte de lecture noué avec le lecteur repose sur l’usage délibéré de l’ambiguïté et/ou de l’obscurité, seul l’examen détaillé des modalités de cette stratégie peut en livrer tous les tenants et les aboutissants. Cet usage pleinement conscient de l’obscurité en tant que telle, qu’Alciat et Coustau partagent avec Maurice Scève, demeure un champ d’études encore peu défriché d’un point de vue cognitiviste et pragmatique. Une étude prosopographique des destinataires réels, souhaités ou implicites de ces emblèmes reste à mener, mais celle-ci suppose une enquête de longue haleine sur l’utilisation réelle de ces pièces, hors du livre imprimé, au cœur des exemplaires annotés de tel recueil ou de tel manuscrit.

 

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[25] Archives municipales de Lyon, BB, 34, f°161, v°, cité par A. Bassard « La querelle des consuls et des artisans », dans Revue d’Histoire de Lyon, Tome huitième, 1909, pp. 40-41.
[26] BB. 37, f° 152 v°.
[27] BB. 39, f° 112 v°.
[28] Pour mettre en perspective cette pièce, voir Jean Michel Massing, Du texte à l’image, La Calomnie d’Apelle et son iconographie, Presses Universitaires de Strasbourg, 1990.