Franges d’autel ou la tentation
du livre de luxe au Québec

- Stéphanie Danaux
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Fig. 12. E. Grasset, L’Histoire des quatre fils Aymon,
1883

Fig. 14. E. Grasset, L’Histoire des quatre fils Aymon,
1883

Fig. 17. E. Grasset, Balthasar, 1909

Fig. 18. E. Grasset, L’Histoire des quatre fils Aymon,
1883

      L’édition de L’Histoire des quatre fils Aymon, très nobles et très vaillants chevaliers de Renaud de Montauban, illustrée entre 1881 et 1883 par Eugène Grasset (1845-1917), constitue un autre chef d’œuvre de cette veine médiévale qui culmine dans le dernier quart du XIXe siècle. Grasset, artiste français d’origine suisse, initiateur du courant Art nouveau, réalise avec ce conte mérovingien une œuvre magistrale, tant en termes créatifs que techniques [13]. Chez Grasset, l’attrait pour le Moyen Age relève, plus que de la tradition romantique, d’une curiosité pour l’idéal artisanal de cette période et pour la redécouverte de son architecture. De ce point de vue, il s’inscrit dans la lignée des travaux du Britannique William Morris (1834-1896), qui renouvelle depuis les années 1870 la conception et la fabrication du livre, et du Français Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879), qui contribue au mouvement de restauration des constructions médiévales [14]. En s’inspirant des enluminures et de l’ornementation des manuscrits médiévaux, Grasset bouleverse les principes d’agencement du texte et de l’image dans le livre (fig. 12). Il enthousiasme aussi la critique pour sa connaissance encyclopédique des architectures et costumes médiévaux. Ce n’est pourtant qu’au milieu des années 1890 que Grasset est accueilli comme le précurseur d’une nouvelle ère de l’illustration, lorsque que L’Histoire des quatre fils Aymon suscite, à la faveur d’articles publiés dans la presse, un regain d’intérêt dans la communauté des bibliophiles [15].
      Dans Franges d’autel et L’Histoire des quatre fils Aymon, les formats et positionnements exploités traduisent un désir commun de modernisation de la mise en page et d’intimité physique entre le texte et l’image, doublé d’une volonté de luxuriance illustrative et ornementale caractéristique des manuscrits enluminés. Lagacé et Grasset recourent tout deux au principe de fragmentation – avec ou sans encadrement – des illustrations, procédé qui permet à l’illustrateur d’exploiter simultanément plusieurs passages de l’énoncé textuel. Chez Lagacé, la fragmentation du dispositif illustratif autour du poème Le Voile (six sections réparties symétriquement sur une double-page) ponctue les principaux évènements de la trame narrative des vers (fig. 13 ). Les plans, généralement moyens, mettent ainsi l’accent sur une action ou un objet, selon une approche anecdotique et descriptive vis-à-vis du texte. Dans Processions, un encadrement décoratif combinant des motifs végétaux et géométriques stylisés relie l’une à l’autre les deux illustrations (fig. 3 ). Cet encadrement traduit un désir de cacher la construction par l’ornement caractéristique de l’Art nouveau français, par opposition aux réalisations britanniques [16]. Dans L’Histoire des quatre fils Aymon, Grasset recourt souvent à ce procédé, qui offre au lecteur une impression de profusion. Les principes de base qui régissent les relations physiques entre le texte et les images sont similaires dans les deux ouvrages, mais Lagacé conserve – même dans ses doubles-pages – un goût marqué pour la symétrie, héritée du style classique français. Il privilégie, spécialement dans ces grandes compositions, des découpages inspirés des encadrements et bordures – d’abord à motifs végétaux, puis figurés – apparus dans les livres d’heures et les manuscrits d’apparat des XIVe et XVe siècles. L’illustration – identique – des poèmes Mysterium Fidei et Bene Scripsisti de Me évoque même les codes en usage dans les portraits d’Evangélistes qui se développent dès le VIIe siècle dans les manuscrits religieux (fig. 5 ). Deux personnages en habits monacaux apparaissent en pied, de trois-quarts face, assis et engagés dans une activité liée à la lecture. Ils sont surmontés de représentations du Christ et de la Vierge Marie en majesté, de face, auréolés et le corps nimbés de lumière. Parallèlement à ces illustrations, le corps de texte reste toujours solidaire. Il forme un bloc au centre ou légèrement décentré vers les marges intérieures. L’image se déploie autour, sur deux, trois ou quatre côtés. Elle occupe ainsi l’ensemble de la page, unique ou sectionnée en plusieurs parties.
      Dans L’Histoire des quatre fils Aymon, Grasset exploite parfois une mise en page similaire (fig. 14), mais ce format semble plus présent dans ses illustrations commerciales, comme les affiches Les Fêtes de Paris et La Librairie romantique en 1885 et 1887, les calendriers Belle Jardinière à la fin des années 1890 (fig. 15 ), ou encore les affiches et couvertures des fascicules conçues pour le Nouveau Larousse illustré – avec la fameuse Semeuse – en 1897 (fig. 16 ). Ce type d’encadrements rectangulaires entourant, sur deux côtés, la partie où se trouve le texte caractérise, selon Anne Murray-Robertson, la « […] tendance modérée de sa conception de l’illustration » [17]. Dans le domaine du livre, Grasset revient à cette formule pour l’illustration, plus tardive, du roman Balthasar d’Anatole France (1909, fig. 17). L’illustration reste alors à l’intérieur du cadre. Les mises en page de L’Histoire des quatre fils Aymon relèvent d’une démarche plus audacieuse [18]. Grasset fractionne parfois le texte en plusieurs parties, tandis que l’image éclate à l’extérieur du cadre, passant derrière le texte, réapparaissant dans un angle ou dans l’autre (fig. 18). Grasset ne se fixe aucune limite et exploite au maximum les possibilités offertes par la surface de la page, excluant toute notion de symétrie.

 

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[13] D’origine suisse, Grasset s’installe à Paris en 1871 où il devient l’un des plus grands promoteurs du courant Art nouveau. Affichiste célèbre, il développe également une importante activité d’illustrateur, travaillant entre autres pour L’Almanach du bibliophile, La Plume, Le Paris illustré et L’Illustration. L’art de Grasset est bien connu dans le Nord de l’Amérique, car l’artiste collabore avec quelques revues américaines comme The Harper’s, The Illustrated Newspaper et The Century. A. Murray-Robertson, Grasset. Pionnier de l’Art nouveau, Lausanne/Paris, Bibliothèque des arts/24 heures, 1981, 224 p. Les illustrations de L’Histoire des quatre fils Aymon offrent la particularité d’être reproduites en couleurs grâce à un procédé récent, la chromotypographie, mise au point par Charles Gillot (p. 128).
[14] Ibid., p. 145.
[15] Ibid., pp. 146-149. Le critique Fernand Weyl publie notamment un article consacré à Grasset et à L’Histoire des quatre fils Aymon dans L’Art et la Vie d’avril 1894, reproduit dans La Plume en mai 1894. L’intérêt des bibliophiles pour cet ouvrage tarde surtout en raison de la reproduction photomécanique des illustrations.
[16] Ibid., p. 145.
[17] Ibid., p. 136.
[18] G. N. Ray, The Art of the French Illustrated Book, 1700 to 1914, New York, The Pierpont Morgan Library/Dover Publications, 1986, p. 465.