Autoportraits de l’artiste en saint Luc
peignant la Vierge

- Gilbert Beaugé
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Fig. 9. Anonyme, Thamar peignant la Vierge,
début XVe s.

      Dans le tableau peint, le regard fuit, cela est incontestable. Mais sommes-nous certains de ne pas savoir où ? A y regarder de plus près, ce regard épouse approximativement l’orientation du pinceau – lequel repose sur les lèvres – de telle sorte que si ces deux regards se croisent et divergent, le pinceau en constitue la double base, soulignant ainsi qu’il ne lui manquerait que la parole. Car après tout le pinceau aurait pu se porter sur n’importe quelle autre partie du visage, mais ce n’est pas le cas : il se porte sur les lèvres. Deuxième faille, ou deuxième manque ? Si dire d’un portrait qu’il ne lui manque que la parole consiste à en souligner le manque, le souligner revient du même coup à faire l’aveu de sa virtuosité. Depuis l’Antiquité, c’est la formule la plus générale pour en désigner la perfection [28], plaçant le peintre dans la position d’avoir à mentir deux fois pour générer un « effet de vérité ». Saint Augustin sur ce point voit juste lorsqu’il observe que « ne voyant pas ce qu’elle ne peut pas ne pas voir » [29] elle se condamne donc à montrer ce qui ne peut que lui échapper selon un montage qui, en définitive, tire sa signification de la question symbolique pour le sujet ou, plus exactement ici, de la beauté comme masque.
      Se représenter comme celle qui se refuse à subir la loi du miroir, et donc s’impose de forger une loi que le tableau se doit de transgresser – c’est-à-dire d’embellir et de rectifier – mais tout en suspendant cette loi à quelque chose qui ne saurait être dit, n’est-ce pas répartir la charge de la demande (la question que l’on se pose à soi-même) sur deux plans antagoniques : celui du figurable et celui qui – tout en restant présentable – resterait rebelle à la figuration ? D’un côté nous aurions une demande que les regards seuls permettraient d’exprimer ; de l’autre une demande que le langage ne permettrait pas de dire, l’image venant en signifier le refus ou – mieux encore – l’impossibilité : motus et bouche cousue. A proprement parler, le pinceau ici vient « coudre » les lèvres et suturer ce champ du « vouloir dire », comme s’il s’agissait du désir d’un autre. Double fausse conjonction, « soit belle et tais-toi » dissimule une double disjonction aliénante objectivée dans le regard et l’écoute supposée de l’autre : si je parle je m’enlaidis (ergo) pour être belle il faut que je me taise – ce qui bien évidemment ne saurait suffire à articuler convenablement l’apparence sur la parole, ni l’image sur le texte.
      Lieu commun d’un désir féminin qui ferait que tout a lieu dans un regard sans phrases, avec jamais personne pour dire ni pour entendre, mais toujours quelqu’un pour voir – et ne voir que ce qu’on lui montrerait, à condition qu’il fasse semblant de ne pas s’en rendre compte – parler ici serait consentir à la mort. Nous aurions alors l’équivalent dans l’image de Narcisse de ce que l’écho serait à la parole d’Echo, ce désir s’épuisant dans la quête d’une apparence qui jamais ne serait dite et dont on pourrait toujours croire qu’elle vient de soi, alors qu’elle ne peut surgir que de l’autre. Reste que Marcia nous apparaît bien ici comme un « profil » (troisième personne) conjoint à une « double face » (première personne divisée). Or, Thamar (fig. 9) pourrait bien inverser ce schéma, tout en le reconduisant.

 

*

 

      Tenant de la main gauche sa palette qui donc a remplacé le miroir tout en étant identique à celle de Marcia, Thamar peint de la main droite une Vierge à l’enfant comme Marcia peignait son autoportrait. Même posture, même geste, même vêtement sauf qu’elle a pivoté de 180° et qu’elle nous apparaît maintenant de profil gauche, alors que Marcia nous apparaissait de profil droit. Marcia se donnait à voir en se regardant, ou plus exactement elle oubliait qu’elle se regardait pour se donner à voir, et le refoulement du témoignage du miroir fondait le moment où elle tentait de mesurer sur elle le pouvoir séducteur de son image. Tiers ouvrier se désintéressant de l’opération, l’apprenti derrière Thamar broie du bleu, mais tout comme Marcia était seule avec elle-même, Thamar est également seule, la difficulté étant de savoir avec qui ?
      Or il n’y a que deux possibilités. Soit elle se trouve – et il faut entendre ici ce terme comme étant celui du terme d’une recherche – au-delà de ce narcissisme dont parlait Françoise Dolto « qui nous faisant prendre nous-mêmes comme objet relais en l’absence d’autrui » [30], l’image qu’elle nous donnerait de la Vierge ne serait alors qu’une projection de sa propre image. Le modèle étant absent, la fierté d’appartenir au sexe qui la ferait semblable à celle que tout le monde adore, et le pouvoir séducteur du sourire ne s’adressant qu’à l’enfant, tout comme elle-même n’aurait d’yeux que pour ce qu’elle peint, la situerait en ce point d’articulation de la représentation de l’autre comme soi, tout en renvoyant à la représentation de soi comme autre. Mais dans ce cas, quel terme tiers garantirait sa propre ressemblance ? Il est peu probable que ce soit le broyeur. Soit elle se trouve en ce point où l’image de la mère mettant le grappin sur elle, liée à la non reconnaissance de l’autre en elle, feraient qu’elle n’éprouverait pas encore le désir de se construire seule en extériorité vis-à-vis d’elle-même, et donc en extériorité vis-à-vis de nous, le broyeur de couleurs n’étant là pour rien d’autre que pour en mesurer l’impasse. Seule l’image en décidera, ou le nom.
Second personnage à qui on demande aide après Dieu et celle à qui on devra tout, la mère façonne en sous-main l’image de la fille. Imaginons maintenant une femme peintre qui, engagée dans un processus d’identification avec la Vierge [31], en viendrait à concevoir l’idée qu’elle soit détentrice du secret de son épanouissement de Femme dans quelque chose qui ne devrait rien à quelqu’un d’autre qu’à elle-même. Elle aurait de son refus du tiers un deuil sans remède et ne cesserait d’être aux prises avec le fait que l’autre de l’image qu’elle se fait d’elle-même n’est rien d’autre qu’une image. Elle serait vouée à porter à son image un amour comparable à celui que la mère porte à son enfant, c’est-à-dire sans issue autre qu’une longue suite de séparations douloureuses, le fils – et donc l’image – occupant ici et pour toujours, la place du phallus [32]. La conclusion est peut-être risquée et la métaphore osée, mais c’est en vain qu’elle tenterait de « marier les couleurs ». Or ce qui est en jeu, c’est tout autant la difficulté d’y parvenir, que de parvenir – à la place de l’autre – à la réversibilité du Je au Tu dont parlait Shapiro : de la face de la Vierge au profil du peintre. Elle serait vouée à référer ce Je à son image, mais comme sujet irrésolu qui éternellement ne saurait pas... à quoi il ressemble ! Mais revenons à la miniature.
      Thamar marie sur sa palette les couleurs que le broyeur prépare, mais la couleur qu’il prépare (le bleu) ne se trouve pas sur la palette, alors qu’il constitue l’essentiel de la surface peinte. La miniature sur ce point ne permet pas vraiment de conclure mais quelque chose cloche, et d’abord d’une miniature à l’autre. Avant d’en venir là, questionnons la généalogie du peintre.
      Thamar est un nom difficile à porter : femme cananéenne qui épousa successivement les deux fils aînés de Juda, Her et Onan qui par des manœuvres coupables – auxquelles le deuxième aura laissé son nom – l’empêchèrent de devenir mère, restée veuve elle eut avec son beau-père un commerce furtif, d’où naquirent Péreç et Zérah. Privée donc de maternité par les fils, une fois les fils morts, elle s’en remet au père qui la comble, mais tardivement et au prix d’un subterfuge. En effet, l’ayant prise pour une « prostituée sacrée » – car « elle s’était voilé le visage » – ce dernier disparaît après avoir accompli ses œuvres mais non sans qu’elle lui ait réclamé des gages : le sceau, le cordon et la canne. C’est à cela qu’il reconnaîtra sa paternité sur les deux jumeaux de sexe opposés, garçon et fille. Sa conclusion avait été immédiate : « elle est plus juste que moi ». Il n’eut plus de rapports avec elle, mais les choses venaient de beaucoup plus loin. Très curieusement, Thamar appartient à la généalogie de Joseph – « l’époux de Marie de laquelle naquit Jésus, que l’on appelle Christ » [33] mais elle y appartient pour la faire bifurquer, avec le concours de trois autres femmes irrégulières (Ruth, Rahab et Bethsabée) seules sur une lignée de trente-trois hommes. Chaque fois il s’agit d’étrangères et de pécheresses et une fois sur deux, soit de « la femme du défunt » (Thamar, Ruth), soit de la femme d’un autre (Rahab, Bethsabée). Lignée donc de mères irrégulières comblées de fils uniques à l’exception de Thamar qui engendre des jumeaux de sexes opposés.

 

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[28] « Il ne lui manque que la parole ». Voir E. Kris et O. Kurz, L’Image de l’artiste. Légende, mythe et magie, Paris, Rivages, 1979.
[29] Saint Augustin, Sur la Trinité, XV, 9, 16, cité par P. Legendre, Op. Cit., p. 128.
[30] Fr. Dolto, Sexualité féminine, libido, érotisme, frigidité, Paris, Scarabee & Co / AM Metailie, 1983, p. 203.
[31] C’est le moment ici de rappeler le mot de Pline à propos d’Iaia de Cyzique : « elle resta toujours Vierge », nous dit-il.
[32] C’est dans le sens d’une « longue suite de séparations » d’avec son fils que France Quéré interprète avec beaucoup de discernement les sept douleurs de la Vierge (Fr. Quéré, Maris, Paris, Desclée de Brouwer, 1996).
[33] Evangile selon saint Mathieu, Mt 1, 3.