Spider de David Cronenberg. La lettre,
enjeu majeur de la structure narrative

- Hélène Sempéré
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Fig. 4. David Cronenberg, Spider, 2002, 0 : 28 : 03

L’établissement du lien d’enchâssement entre le monde diégétique et le monde métagiégétique permis par le montage, la mise en scène et les jeux de lumière donnent au spectateur la sensation d’une transparence entre le signifiant [8] que constitueraient les signes écrits par Spider dans son carnet et les images de souvenir qui y sont associées et qui deviendraient ainsi leur signifié [9]. Lettres et images-souvenirs sont deux manifestations d’un même monde, deux faces – l’une actualisée à l’écran, l’autre à l’état virtuel d’un signe graphique – d’un même univers. Cette ambivalence de l’image répond à la description de l’image-cristal deleuzienne :

 

L’image-cristal ou la description cristalline, a bien deux faces qui ne se confondent pas. C’est que la confusion du réel et de l’imaginaire est une simple erreur de fait, et n’affecte pas leur discernabilité : la confusion se fait seulement dans la tête de quelqu’un. Tandis que l’indiscernabilité constitue une illusion objective ; elle ne supprime pas la distinction des deux faces, mais la rend inassignable, chaque face prenant le rôle de l’autre dans une relation qu’il faut qualifier de présupposition réciproque, ou de réversibilité. (…) C’est un envers et un endroit parfaitement réversible. Ce sont des “images mutuelles” comme le dit Bachelard, où s’opère un échange. L’indiscernabilité du réel et du virtuel, ne se produit donc nullement dans la tête ou dans l’esprit, mais est le caractère objectif de certaines images existantes, doubles par nature [10].

 

Ici, les deux images sont parfaitement interchangeables : le montage nous laisse penser qu’elles racontent la même histoire, chaque face permettant de voir l’autre en transparence. L’image scintille par le miroitement de ses facettes, présentes et passées, actuelles et virtuelles.

Outre l’absence d’éléments signalant ostensiblement le passage d’un univers à l’autre tels qu’on peut en trouver avant ou après un flash-back [11], l’emploi de cette transition entre l’écriture et la matérialisation du message qu’elle porte, à l’écran, n’a rien d’étrange ici. Pourtant un élément semble perturber l’apparente banalité de cette séquence. A bien y regarder, le texte rédigé par Spider est constitué de signes organisés en lignes, en cadres, en colonnes. Ils se trouvent parfois groupés à l’intérieur de cases rectangulaires ou cartouches horizontaux ou verticaux dessinés par Spider (fig. 4).

Cet ensemble de cadres constitue un puzzle fait de pièces géométriques s’imbriquant les unes dans les autres. Or les lettres ainsi tracées par Spider sont proprement illisibles. Elles ne sont d’ailleurs pas tant illisibles qu’indéchiffrables : Spider semble pouvoir les relire et elles ne paraissent incompréhensiblesque du point de vue du spectateur.

Si la structure du texte ainsi formé copie partiellement le fonctionnement d’un système linguistique, – plusieurs signes s’agrègent selon un ordre défini pour former un mot, lui-même associé à d’autres, etc. – alors l’unité irréductible que constitue chaque signe écrit de la main de Spider est comparable à la lettre, en tant que caractère grammatical minimal de la langue écrite.

Cette nature si particulière de la lettre n’est pas sans remettre précisément en cause le lien qu’elle entretient avec les images qu’elle est censée produire ainsi que leur sens. Elle interroge leur nature même. Car, dès qu’est établie le caractère indéchiffrable de la lettre, cette concrétisation de son sens par l’image qui y correspondrait apparaît comme fictive et illusoire puisque le lien entre la lettre et l’image est le fruit d’une opération purement mécanique de montage et de mise en scène et non d’une relation intrinsèque et indéfectible entre le signifiant et son signifié.

Malgré les efforts du montage à restreindre au maximum l’écart entre l’image de la lettre et celle de son contenu supposé, l’espace irréductible qui les sépare, produit par l’absence de lien ontologique entre elles, renvoie à cette manipulation de l’image qui les a rapprochées. La lettre est elle-même renvoyée à sa dimension purement matérielle, sa réalité plastique.

Ce vide interstitiel de sens réduit le spectateur à l’impossibilité de lire le rapport entre lettre et image, soit plus largement entre le signe graphique et la réalité diégétique. Dans cette lacune de la lettre réside l’impossibilité d’appréhender le rapport qu’entretient Spider avec le temps et la réalité. Cette indétermination du sens permet une multiplicité d’hypothèses interprétatives du récit offertes au spectateur concernant le rapport entre ces deux régimes d’images et entre lesquelles il ne peut se résoudre à choisir. Il existe au moins trois postulats pour le spectateur.

Ou bien il considère que les images illustrant le récit écrit font partie du passé. Cette hypothèse confirmerait l’impression première d’un lien logique entre les deux modes d’images mais nous voyons bien que l’illisibilité de la lettre nous empêche ici de l’envisager. De plus, cette supposition ne permettrait pas d’expliquer pourquoi, c’est Mme Cleg que Bill sort de la maison en feu à la fin du film [12].

 

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[8] F. De Saussure, Cours de linguistique générale, Wiesbaden, Harrassowitz, T. 2, 1968, p. 272. Ici c’est bien la part matérielle, graphique du signe qui est en jeu.
[9] Soit ce que Saussure définit comme le concept, le contenu auquel renvoie le signe.
[10] G. Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Les Editions de minuit, 1985, p. 94.
[11] Y. Mouren, Le Flash-back, Paris, Armand Colin, 2005, p. 45.
[12] En effet, adoptant le point de vue de Spider, le film relate le meurtre de sa mère, Mme Cleg, par Bill et Yvonne. A partir de cette séquence, Mme Cleg est remplacée par Yvonne qui semble vouloir faire croire à Spider qu’elle est bel et bien sa mère. Bill ne semble pas non plus comprendre la haine que Spider porte à Yvonne. Spider, croyant toujours au meurtre de sa véritable mère, tente de les tuer en allumant le gaz de la cuisine en pleine nuit. Bill se réveille et sort sa femme de la maison en feu : à la stupéfaction de Spider ce n’est pas Yvonne que Bill dépose, morte, devant la maison mais Mme Cleg.