Poésie numérique : matérialité de la lettre
- Giovanna di Rosario
Aurélie Barre et Olivier Leplatre

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Fig. 4. Robert Kendall, Faith, 2002

Fig. 5. H5 et Alex Gopher, The Child, 1999

La musique et l’animation visuelle deviennent ainsi concrètement les métaphores du texte écrit. Les informations qui arrivent au lecteur sont disposées selon des niveaux qui interrogent différentes qualités de réceptions (visuelles, auditives, tactiles – si l’on pense à l’impulsion donnée au texte par le doigt du lecteur pour le faire avancer). Comme au théâtre, le texte est proprement spectaculaire : l’écran en est l’espace scénique et le sens est diffracté dans l’épaisseur des signes simultanés ou successifs. Les informations apparaissant et disparaissant sur le fond accueillant et sensible de l’écran à la fois tiennent et tournent : certains lettres et certains sons perdurent d’une séquence à l’autre pendant que de nouveaux viennent s’ajouter et constituer un message inédit, différent bien qu’engendré par le précédent. Loin de la monodie et de la linéarité littéraire [9], la poésie numérique est un acte sémantiquement extrêmement dense et l’on peut parler, comme le fait Barthes à propos du théâtre, de « polyphonie informationnelle » [10].

Cette mise en scène très théâtrale du texte a partie liée avec le jeu. Ce jeu est d’abord celui du poète troublant les réflexes habituels de lecture et de réception du texte poétique, instaurant un régime d’écart et de surprise, de fragilité puisque les mots sont construits pour être déconstruits par ajouts ou retraits réitérés de lettres, qu’ils retournent dans la dernière séquence à une forme de chaos [11], de lettres en bataille. Mais le jeu est surtout celui qui affecte le signifié lui-même, son équivoque. Le sens bouge, du jeu entre en lui. C’est de cette instabilité essentielle que procèdent les multiples niveaux d’interprétations mais aussi l’ironie du poète.

Le poème de Robert Kendall est à lire comme la mise en tension de la foi et de la logique. La foi est d’emblée donnée par le titre (fig. 4) mais elle est aussi introduite par la typographie et la musique. Les lettres gothiques de Faith renvoient au caractère habituellement utilisé dans les Bibles anciennes. Les instruments, le carillon, l’orgue d’église ou la harpe, sont ceux de la musique religieuse. D’un autre côté, dans la première séquence, un même mot, « logic », tombe ironiquement du ciel et heurte le titre au son du carillon. Mais le terme a du mal à se fixer : plusieurs « logic » chutent et disparaissent avant que l’un deux parvienne à former cette phrase attestant l’impuissance de la logique : « Logic can’t bend this » (« La logique ne peut plier la foi »). La dernière séquence de l’expérience poétique réaffirme la préséance de la foi sur la logique : le titre Faith est déposé, comme en majesté, sur le chaos des autres mots devenus illisibles.

Robert Kendall affirme donc la supériorité de la foi, de la croyance face à ce qui n’est pas scientifiquement prouvé. Mais le processus même qui permet cette affirmation est mathématique et informatique, il obéit à un programme et donc à une logique. La poésie numérique révèle la mécanique de la foi qui déconstruit à l’infini les fondements scientifiques échafaudées et les réduit au néant. En haut de la dernière séquence, « Replay » invite le lecteur à en refaire l’expérience autant de fois qu’il le voudra ; à remettre en jeu la foi, en jouant avec les lettres et en déjouant la logique.

 

Un calligramme animé : The Child

 

The Child, l’enfant né dans un monde typographique (fig. 5), est une expérience numérique réalisée par le collectif de graphistes H5 pour le DJ Alex Gopher. Dans ce clip, les mots s’accomplissent en images, prennent la forme des objets qu’ils représentent selon les termes d’une mimésis, d’un cratylisme graphique [12]. La langue, conçue comme une imitation des objets qu’elle désigne, est matérialisée dans l’écriture.

Les mots dessinent ainsi le paysage de Manhattan : les gratte-ciel, les voitures, les taxis, « a very very long cadillac » sont composés de leurs lettres qui les nomment et suggèrent leurs dessins [13]. Dans cet univers de choses-noms, deux silhouettes s’avancent : une femme enceinte, dont le texte qui forme son corps précise « brown hair pretty face pregnant woman red dress sneakers », et son mari « black hair big glasses anxious face ». Les lettres de l’adjectif « anxious » apparaissent alors dans un caractère particulier, rappelant avec humour la typographie utilisée dans les affiches des films d’horreur. Leur mouvement imite quant à lui les déformations d’un visage saisi par l’angoisse alors que « pregnant » s’arrondissait et grossissait, reproduisant métaphoriquement l’imminence de l’accouchement.

 

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[9] Contrairement à ce que l’on peut observer dans certaines réalisations numériques, la linéarité littéraire subsiste, mais elle est densifier par les signes qui se superpose à elle.
[10] R. Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 258.
[11] On retrouve le chaos de cet état d’avant le langage déjà évoqué dans la performance de Bruno Nadeau.
[12] G. Genette distingue la mimophonie et la mimographie. Voir Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Seuil, « Poétique », 1976, pp. 71-83.
[13] A l’envers ou à l’endroit, les lettres indiquent alors le sens de la circulation dans la ville.