Kurt Schwitters et le jeu de lettres
- Sonia de Puineuf
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Fig. 3. K. Schwitters, Le Tableau-Et, 1919

Fig. 4. K. Schwitters, K. Steinitz et T. van Doesburg,
L'épouvantail, 1925

Fig. 5. K. Schwitters, Merz 1. Holland Dada, 1923

Un autre exemple intéressant où le renversement du sens de la lecture modifie la perception de l’objet (de l’œuvre) est le tableau Das Undbild (Le Tableau-Et) que Schwitters bricole en 1919 (fig. 3). Il s’agit d’un des premiers exemples des tableaux Merz composés à l’aide de multitude de matériaux hétérogènes. L’artiste les dispose de manière dynamique sans chercher à introduire une quelconque hiérarchisation entre eux : un bout de bois côtoie un triangle de peinture bleu et des clous et une étiquette et un ticket de train et un bout de ferraille et un bout de papier avec le nombre 97, etc., etc. Le mot « und » (« et ») écrit en haut de la composition préside ce chaos plastique et semble résumer le processus même de l’œuvre : il s’agit d’une juxtaposition de choses et d’autres selon le « principe d’égalité » propre au Merz [6]. Schwitters mentionne le Tableau-Et dans un texte consacré au Merz où il explique qu’il appelle un tableau Undbild lorsque le mot « und » s’y trouve. Si cette démarche paraît tout à fait simple et clair, un texte assez mystérieux de 1925 intitulé précisément « Und » (« Et ») vient troubler l’esprit du connaisseur : Schwitters y raconte l’histoire de personnes anonymes (« ils ») qui se heurtent au mot « ET » :

 

Le mot ET les avait en quelque sorte heurtés de front et cela leur fit mal et les étourdit un peu, mais ils s’offensèrent tout particulièrement non de ce qu’il y avait eu heurt, mais d’avoir été heurtés [7].

 

Celui qui regarde Das Undbild peut, lui aussi, se sentir heurté de front : ce mot qui ne désigne rien de la nature, mais qui est un pur produit de l’esprit humain (signe élémentaire de la grammaire), que fait-il ici en guise de titre, typographié très proprement dans une police épurée de taille exagérée, échappant, par sa disposition parfaite sur une ligne horizontale fictive, au chaos ambiant ? N’est-il rien d’autre qu’un « und », mot d’une sonorité étrange quasi primitive qu’il faut peut-être lire à haute voix car il saute aux yeux, ou est-il autre chose, et si oui, quoi donc ?

Il faut se prêter au jeu et de quelque sorte tourner autour du pot avec l’artiste : ou mieux tourner et retourner l’œuvre pour qu’une interprétation nouvelle apparaisse : la tête en bas, « und » devient à l’évidence « pun », un mot certes absent du vocable allemand mais bien connu dans celui des Anglais : « pun » comme « jeu de mot, calembour ». Comment ne pas soupçonner Schwitters, ce magicien du langage, de nous jouer encore un tour ? D’autant plus que, une fois renversé, le tableau ne perd rien de sa lisibilité : le nombre 97 ressemble à un 46 et le ticket de train collé dans le coin est enfin à l’endroit, alors qu’avant il était à l’envers. Le renversement devient ici possible grâce à l’écriture particulière choisie par l’artiste, qui annonce, bien avant l’heure, son travail dans le domaine typographique. Ce type de caractères neutres sans empattements sera en effet valorisé quelques années plus tard par le mouvement de la Nouvelle Typographie auquel Schwitters se frottera de près (fig. 13).

Il faut alors se demander que signifie ce jeu de renversement dans l’œuvre de Schwitters. Fut-il le premier à en faire usage ? En regardant de près la production de ses contemporains, nous remarquerons que le renversement est une des pratiques courantes de la mise en pages de revues dadaïstes : une vraie feuille dada se lit dans tous les sens jusqu’à ce que l’œil s’y perde et le sens devienne éventuellement non-sens. Un bel exemple de cette approche est la revue La Pomme de pins dont le numéro unique mis en pages par Francis Picabia fut publié en février 1922 (fig. 14). Schwitters sublime en quelque sorte cette trouvaille, en l’appliquant de manière plus conséquente au langage (« lettres, syllabes, les mots, les phrases » [8]) qui est pour lui un matériau « merzien » de première heure : « Je mets en valeur le sens en fonction du non-sens, » déclare Schwitters en 1920 [9]. Le jeu de renversement, surenchéri par l’artiste entre 1919 et 1922, montre donc son attachement premier à certaines idées dadaïstes sur le monde. Il s’agit là d’un monde dans lequel règne la folie, motif largement exploité par Schwitters dans ses premières années merziennes.

 

Chapeau d’voleur sur le X, point d’honneur sur le « i » : jeu de sélection

 

Toutefois, comme on le sait bien, Schwitters se désolidarisa au fur et à mesure du mouvement dadaïste notamment à cause de « différences conceptuelles » [10] qui existaient entre le groupe berlinois et l’art Merz. Schwitters ne partageait pas les positions radicales d’un Johannes Baader ou d’un Richard Huelsenbeck qui concevaient leur création bien plus comme un anti-art que comme un art. Si le dadaïsme représentait un effort collectif de la remise en question de la société bourgeoise, Merz était « un chapeau absolument individuel, qui n’allait qu’à une seule tête » [11] et « par principe, Merz aspir[ait] exclusivement à l’art » [12]. Ainsi, dans les années 1920, l’artiste de Hanovre multiplia-t-il les écrits, les œuvres et les manifestations anti-dada en guise de réponses à toutes les critiques formulées par quelques membres du Club Dada à son égard. Fait intéressant à relever : si Schwitters a été persona non grata pour certains dadaïstes, il a réussi à entretenir de vraies relations d’amitiés avec d’autres, à qui il dédiait quelques unes de ses œuvres et qu’il entraînait à prendre de la distance avec le mouvement auquel ils adhéraient au départ.

C’est ainsi que l’amitié entre Theo Van Doesburg et Kurt Schwitters fut scellée par une tournée en Hollande en 1923, un collage intitulé I.K.Bonset (pseudonyme de Doesburg) que Schwitters fabriqua en 1925 et enfin par la publication, la même année, de Die Scheuche (L’épouvantail) - un livre pour enfants écrit en commun avec Käte Steinitz. Cet ouvrage est désormais une des icônes de la production livresque des avant-gardes, au même titre que par exemple L’Histoire des deux carrés d’El Lissitzky (1922). L’épouvantail (fig. 4) est intéressant par le parti pris illustratif : les personnages du méchant épouvantail, du paysan (Bauer) et de Mosjö le coq (c’est-à-dire Monsieur le coq) sont construits à l’aide des lettres (selon le procédé d’alphabet à surprise inventé par les frères Cangiullo) et ainsi intégrés directement dans le corps du texte. Voici ce que dit la première page : « L’épouvantail X. Il était une fois un épouvantail à moineaux qui avait un Chapeau-Schapo et un frac et une canne et un ah ! si joli foulard en dentelle ». L’image de l’épouvantail apparaît dès la couverture du livre, avant même que cette description ne soit faite. Il est en effet construit à l’aide de la lettre X couronnée d’un chapeau stylisé. Le choix de la lettre n’est certainement pas innocent : on la voit apparaître en 1923 sur les affiches de la tournée hollandaise ainsi que sur le premier numéro de la revue Merz (fig. 5). Dans les deux cas, ce X bien particulier (ressemblant plutôt à une croix de St André) fait référence explicite au dada : il veut en être le logo. En l’espace de deux ans, le dada est devenu l’épouvantail qui a volé son chapeau à un esprit anonyme et son foulard en dentelle à l’esprit d’une demoiselle noble. Et si quelqu’un doute de cette comparaison peu flatteuse, il n’a qu’à compter le nombre de « DA » (« LA ») qui se détachent en grand sur les pages du livre et à se rappeler que ce même DA entoure le X du logo dada sur les affiches imaginées par Schwitters et Van Doesburg pour leur tournée commune.

 

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[6] K. Schwitters, « La peinture Merz », traduit en français dans catalogue d’exposition Kurt Schwitters, Op. cit., 1994, p. 48.
[7] K. Schwitters, « Et », 1925, traduit en français dans K. Schwitters, Merz, écrits choisis et présentés pas Marc Dachy, Paris, Gérard Lebovici, 1990, p. 135.
[8] K. Schwitters, « Merz », dans Der Ararat, 19 décembre 1920, traduit en français dans Ibid., p. 57.
[9] Ibid.
[10] H. Bergius, « Kurt Schwitters « Créer du nouveau à partir de débris », dans catalogue d’exposition Kurt Schwitters, Op. cit., 1994, p. 41.
[11] Kurt Schwitters cité par H. Bergius, Ibid.
[12] K. Schwitters, « Merz », Op.cit., traduit en français dans Ibid., p. 83.