L’alphabet du crime
(immanence de la lettre dans l’image :
Les Vampires de Louis Feuillade)

- Olivier Leplatre
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résumé
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Fig. 1. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 3

Fig. 2. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 1

Fig. 4. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 1

Fig. 5. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 3

[…] le lieu du départ signifiant (…),
c’est la lettre (R. Barthes) [1].

Dans le serial de 1915 qu’il propose au public sur une douzaine de semaines pour relancer la maison Gaumont, alors au bord de la faillite, Louis Feuillade imagine une vaste enquête à rebondissements ; elle est destinée à concurrencer les épisodes des Mystères de New York que Pathé a adaptés avec succès d’une série américaine où brille la blonde Pearl White. L’enquête de Feuillade est conduite par le journaliste Philippe Guérande qui, à Paris comme en Province, traque des ennemis invisibles, insidieux et proliférants dont il est le seul à mesurer la vigueur criminelle : les Vampires. En dix épisodes d’une fantaisie extraordinaire, Feuillade lance son héros sur les traces tortueuses d’une bande de malfaiteurs polymorphes dont il obtiendra finalement l’éradication apparemment définitive.

La liberté formelle de la narration, qu’ont reconnue tous les admirateurs de Feuillade, de Franju, son disciple direct, jusqu’à Truffaut ou Resnais [2], donne au film, syncopé par ses épisodes, la nonchalance d’un rêve. Mais les émerveillements oniriques du récit ne sont pas seulement les effets d’images négligemment organisées et ainsi chargées d’énigmes ; il semble que ce que nous voyons et finit par nous hanter procède directement de l’activité rêveuse de Guérande lui-même.

En plus d’une circonstance, Feuillade nous montre le reporter en train de dormir ou travaillant en pyjamas (fig. 1) ; et l’on ne sait plus parfois si ses réveils ne sont pas finalement de simples moments du grand songe qui l’habite et où domine la révélation hallucinée du monde des Vampires, êtres nocturnes à la réalité indécise, auréolés d’absence ou animés par des surgissements éphémères. Au-dessus du lit de Guérande, dans le château du docteur Nox, une peinture, où l’on croit reconnaître une galerie de musée avec un sphinx, s’ouvre et laisse passer la tête de bourreau d’un Vampire éclairé par une lampe (fig. 2). Inquiétants et tout à la fois envoûtants, les Vampires ont la densité aléatoire des fantasmes : Guérande sans doute s’y retrouve, au plus intime de ses désirs, de même que Fantômas, autre héros de Feuillade, dédouble Fandor, et Juve, pour incarner au-dehors la part d’ombre qu’ils secrètent en eux-mêmes.

Guérande dort plus qu’il écrit. On le sait journaliste mais de ses articles, il n’est que rarement question ou pour les nommer parfois, avec plein de justesse poétique, « papiers d’atmosphère » [3], expression qui affecte l’écriture d’un fort coefficient de songe et l’imprègne de l’indétermination identitaire des Vampires. Dès le premier épisode, Guérande s’aperçoit qu’on lui a dérobé son dossier amassé sur les Vampires : ce vol initial prévient le spectateur du traitement singulier que l’écriture subit en permanence dans le feuilleton. Lacunaire ou lapidaire – en témoignent les innombrables cartes de visites qui s’échangent dans le film, les messages codés ou les extraits de journaux (fig. 3a-e ) – ou bien fragmentée sous la forme des télégrammes ponctuant abondamment l’intrigue, l’écriture est menacée par la disparition. Elle est gouvernée par l’urgence et le laconisme. Serrés en cryptogrammes, en anagrammes secrètes, en dépêches ou en brèves et en procès-verbaux, les mots ont du mal à s’enchaîner et à faire texte. Mais, il faut en convenir, comment écrire un article puisque le régime de l’aventure auquel obéissent les images est la circulation rapide des informations, le rythme effréné des courses-poursuites, les péripéties haletantes où enlèvements, destructions et assassinats ont partie liée ?

Pas le temps d’écrire. Les Vampires vont trop vite. Ils apparaissent et disparaissent avec une telle aisance qu’on les croirait insaisissables, semblables aux spasmes de la nuit qui les favorise. Ils portent souvent le collant noir du deuil, de l’ombre et des ténèbres ; leur réalité est trouée d’absences et de morts. Le télégramme serait leur écriture la plus appropriée : rapide, elliptique, dynamique, il correspond bien à leur mode d’existence évanescent et incessamment mobile. Dès le premier épisode, Guérande se lance dans l’affaire d’une tête coupée à Saint-Clément-sur Cher (sur chair ?) pour laquelle il soupçonne les Vampires. Un télégramme lui a appris le cas étrange (fig. 4). Le message lui-même coupé inscrit dans la langue la fracture ou l’évidement de la réalité comploté par les Vampires, il révèle leur goût pour le cadavre exquis.

Au cours de son enquête, le journaliste ne peut prendre tout au plus que quelques notes : elles l’aident à marquer sa chasse et à suivre les erres des fantômes. De leur côté, les Vampires optent pour des signes secrets qui laissent le moins de traces possibles et permettent de déjouer toute lisibilité des actions. Aussi, sous leur influence, l’écriture régresse-t-elle nécessairement à ses unités minimales plus proches de la simple lettre que du texte complet.

Quand il se rend au beuglant où se produit Irma Vep, l’égérie des Vampires, Guérande s’arrête sur une affiche, installée près de l’entrée, où sous le visage de la jeune femme sont gravées les capitales de son nom (fig. 5). Il comprend alors qu’« Irma Vep » n’est que la reformulation anagrammatique de « Vampire ». Avec son doigt, Guérande suit l’interversion des lettres et la révélation du mystère (fig. 6a-c ). Il piste le trucage onomastique. De même qu’Irma cache son appartenance dans son nom, les Vampires cryptent la ville ; ils la réécrivent selon leurs lois; ils réinventent le langage, le soustraient au sens commun, le font bouger en tous sens ; ils signifient partout le désordre auquel ils aspirent et qui les crée.

 

>suite

[1] R. Barthes, « Erté ou A la lettre », dans Œuvres complètes, éd. E. Marty, Paris, Seuil, 1994, Tome 2, p. 1222.
[2] Sur ces témoignages, voir Fr. Lacassin, Louis Feuillade, Paris, Seghers, 1964, pp. 148-154.
[3] Un intertitre de « L’Evasion du mort » (épisode 5) indique que, pour écrire son « papier d’atmosphère », Guérande obtient l’autorisation de suivre les derniers moments de Moreno qui vient apparemment de s’empoisonner au cyanure.