La lettre dans les livres de dialogue
de Guillevic, un iconotexte au régime singulier

- Pierre Gérard-Fouché
_______________________________
pages 1 2 3 4 5

Fig. 8. Guillevic, Julius Baltazar, D’une lune, 1991

Cette dimension plastique de l’écriture de Guillevic, si elle est manifeste dans le précédent exemple, a été exacerbée dans quelques ouvrages, parmi lesquels Arbre que l’hiver de Bernard Mandeville et D’une lune de Julius Baltazar à nouveau. Si Se dénuager s’inscrivait dans une dimension résolument intime, cet ouvrage se caractérisant par la connivence des deux auteurs matérialisée au cœur d’un petit livre, il fallait trouver un stratagème technique afin de reproduire l’écriture manuscrite du poète à une plus grande échelle. Grâce à une procédé photomécanique permettant de faire varier à la fois la graisse, le corps mais également la couleur de l’écriture du poète, celle-ci entre dans une relation enfin manifeste et non plus intuitive de proximité formelle et iconique. C’est-à-dire que ce mouvement d’incursion-distanciation du fait scriptural dans l’image révèle toute son ambivalence. Ce qui était une impression devient, avec D’une lune (fig. 8) [21], une évidence. Dans cet ouvrage que composent quatre gravures rehaussées au crayon arlequin sur la belle page, le texte ne participe plus tout à fait de l’image, puisqu’il est reproduit en regard, sans interférer au cœur même du travail plastique de Julius Baltazar. Pour autant, la proximité chromatique de sa reproduction — tantôt bleue, orange, violet ou argenté mais toujours scintillant — de même que la parenté formelle qui unit les images de Baltazar avec le dessin de l’écriture manuscrite des lettres tracées par le poète, créent un lien intime entre le texte et l’image. Est-ce l’écriture qui rehausse l’image de Baltazar, ou bien la gravure qui tente de rivaliser avec l’évidence de la graphie guillevicienne ?

 

« Un mot,
C’est plein de mains
Qui cherchent à toucher. » [22]

 

Comment ne pas considérer que le poème se prolonge dans l’image, que ces mots « cherchent à toucher » ou bien, réciproquement, que l’image appelle le poème comme si l’un ne trouvait sa justification que dans la présence de l’autre ? Image et texte semblent se disputer le caractère originel de la pratique éminemment équivoque du livre de dialogue, dispute dont la typographie devient, ici, le lieu d’une intrinsèque évidence. Tout le jeu de cette typographie inventée, novatrice, réside précisément dans ce besoin symbiotique de l’accord visuel et topique entre l’écriture et l’image qui l’accompagne. Avec D’une lune, la lettre — sa disposition et sa graphie simultanément — synthétise à elle seule le savant équilibre de l’iconique et du textuel, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives pour l’étude des phénomènes iconotextuels.

User des ressorts de la typographie dans le cadre de productions dites de dialogue n’est en aucun cas un choix anodin. Cela témoigne au contraire d’une prise de conscience de la variété des modalités de reproduction technique d’un texte dans un ouvrage. La lettre retrouve au cœur de cette pratique de dialogue aussi savant que permanent, son fondement, sa paradoxale dualité fusionnelle, qui fait cohabiter une image graphique originelle, à un vecteur d’image poétique. Si bien que, loin de n’être qu’une pratique de la marge, de la frontière, le livre de dialogue constitue au contraire un retour aux sources de la lettre, comme une forme absolue de l’ensemble des questionnements inhérents à la pratique de l’écriture. En ce qu’il bannit de sa conception toute contrainte autre que tisser avec intelligence des liens entre un poème et l’image qui l’accompagne, le livre de dialogue explore la lettre plastiquement et sémiologiquement afin d’en dévoiler l’essence trop souvent oubliée. Cette essence fait de la lettre sur la page, et de leur suite ainsi disposée, un iconotexte au régime singulier en ce que chaque lettre revendique à la fois son appartenance aux deux régimes textuel et iconique. Liliane Louvel avait remarqué que l’opération de transaction entre le dire et le voir « a toujours un reste, une différence de valeur dont quelqu’un paie le prix. La balance n’est jamais exacte, le compte ne tombe pas juste » [23]. Au cœur de la lettre, si.

 

>sommaire
retour<
[21] Guillevic, Baltazar, D’une lune, Paris, André Biren, 1991.
[22] Guillevic, Terre à Bonheur, Paris, Seghers, 1985, p. 31.
[23] Liliane Louvel, Texte Image, images à lire, textes à voir, Op. cit., p. 149.