Entretien avec
Gilles Tiberghien

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La carte serait-elle alors une des manifestations de cette vérité énoncée par René Char que « nous ne pouvons vivre que dans l’entrouvert » ?

 

Gilles Tiberghien : On peut dire les choses comme cela mais je ne suis pas sûr que cette formule ne soit pas chargée d’un sens un peu différent. Disons que cet « entre » que j’évoque renvoie à la situation du visible et de sa représentation qui nous met toujours en porte à faux avec un désir mimétique jamais vraiment accompli, qui correspond à une volonté plus ou moins consciente de maîtrise de l’espace et du temps dont la carte nous donne parfois l’illusion. Mais si tout est plein d’être, si tout est sommable et comptable, si tout peut se réduire aux formes du discours - ce qui est évidemment impossible - on ne peut plus rien voir et le réel s’effondre sur lui-même. Pour voir, il faut imaginer, et la carte est un dispositif qui produit des faisceaux d’imaginaires plus ou moins orientés. Le réel pur, le réel sans images possibles c’est l’horreur, celui qu’évoque Kurtz à la fin d’Au cœur des Ténèbres, la nouvelle de Conrad.

 

La carte fait jouer ensemble le texte et l’image. Quel statut donner au texte dans le travail de l’imagination cartographique ?.

 

Gilles Tiberghien : C’est une question complexe car le rapport du texte aux images a beaucoup varié dans l’histoire des cartes. Il y a du texte autour des cartes, dans les cartes, il y a des cartouches, des légendes, des déclarations, des lieux-dits, des toponymes et les noms, on le sait, ont un pouvoir puisement évocateur. Proust est celui qui l’a peut-être le mieux montré même s’il n’est pas le seul. Un cas intéressant, que je cite dans Finis Terrae, est celui de la carte de L’Ile au Trésor de Stevenson puisqu’elle a été un moteur pour l’écriture de son livre. C’est en dessinant la carte qu’il a progressé dans l’intrigue mais cette carte a été perdue après qu’il l’a envoyée à son éditeur et il a dû la refaire à partir de son récit. Le texte de toute façon à une fonction ekphrastique : il décrit ce que le cartographe ne peut pas représenter et cette description est évidemment riche d’implications poétiques. Mais les rapports entre textes et images peuvent être extrêmement complexes : Louis Marin, par exemple, en a fait la démonstration dans son livre Utopiques jeux d’espace.

 

Malgré le foisonnement du dialogue entre le texte et l’image au fil de l’histoire des cartes, pensez-vous possible de distinguer de grands moments, des étapes significatives dans leur articulation et leur mise en fonctionnement commune ?

 

Gilles Tiberghien : C’est une question qu’il faut poser à un historien de la cartographie que, je le répète, je ne suis pas. Je me suis malgré tout intéressé à cette histoire pour écrire ce livre. Disons que certaines des premières cartes, comme celle de La Géographie de Ptolémée, sont essentiellement des listes de mots, des noms de lieux, qui sont d’abord et avant tout des positions dont le calcul se fait grâce aux chiffres qui les accompagnent et qui correspondent aux longitudes et aux latitudes. Ce que l’on appelle la carte sera la traduction graphique de ces listes ou de ces coordonnées.
Toutes les cartes sont de toute façon le produit d’un report de données écrites sur une surface qui indique des positions relatives dans l’espace. Les renseignements qui n’étaient pas toujours concordants pouvaient être rapportés tels quels avec mention de leur source, ce qui manifestait ainsi l’hésitation du cartographe. Où se trouve la source de tel fleuve, ou s’arrête la frontière de tel royaume etc. ? Les cartes étaient couvertes d’inscriptions qui faisaient état de ces incertitudes. Comme l’écrit Christian Jacob : « la terre est un palimpseste, un cimetière de toponymes. Les lieux sont des bruissements de noms. Dans notre monde contemporain, comme dans l’Europe des siècles passés, la toponymie préexiste au voyageur comme à l’auteur et au lecteur de la carte » [2].
Plus généralement l’épistémologie des cartes s’est orientée ces vingt dernières années, en particulier sous l’impulsion de Brian Harley [3], influencé par Derrida, Barthes et Foucault, vers l’idée que la carte est aussi un texte, au sens d’un ensemble signifiant, produit d’une construction, sociale, religieuse le cas échéant, intellectuelle qu’il nous faut interpréter. Les cartes appartiennent donc à des contextes culturels et historiques et manifestent l’état du savoir mais aussi le jeu des forces politiques qui traversent une époque.

 

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[2] Christian Jacob, L’Empire des cartes, Paris, Albin Michel, 1992, p. 309.
[3] On peut lire en français Le Pouvoir des cartes, Anthropos, Paris, 1995, qui rassemble cinq articles de Harley.