Cartes et plans dans un cycle
contemporain de fantasy

- Maïa Peyré
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       Dans le genre fantasy, la pratique d’inclure des cartes et des plans est courante. Ces cartes et ces plans font souvent partie d’un ensemble d’annexes encyclopédiques (lexiques, glossaires, chronologies.) dont la présence dans les romans de fantasy est l’une des marques distinctives de ce genre paralittéraire.
       Quelles sont les fonctions de ces annexes encyclopédiques, et particulièrement des cartes et des plans ? Quels types de rapports le lecteur peut-il établir entre ces éléments cartographiques et le texte fictif ? C’est à ces questions que nous tenterons de répondre dans cet article, à travers l’exemple précis d’un cycle de fantasy contemporain intitulé La Roue du temps [1].
       Après un bref historique de la naissance du genre fantasy et de la pratique d’inclure dans ce type de romans des cartes et autres annexes encyclopédiques, les différents types de cartes et de plans présents dans La Roue du temps seront analysés en détail. Cette analyse procédera du général au particulier, (des cartes générales aux plans de villes). Elle s’intéressera particulièrement aux différentes façons dont les lecteurs peuvent appréhender ces cartes et ces plans. Les cartes de La Roue du temps ont évolué au fil du temps et du développement de l’intrigue. Ces différentes approches des cartes et des plans nous permettront de déterminer les spécificités des relations entre éléments cartographiques et textes pour le genre fantasy.

 

Cartes et plans dans le genre fantasy

 

Historique de la fantasy

 

       Le cycle de La Roue du temps s’inscrit dans le genre fantasy. Ce genre littéraire, mis en place vers la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, emprunte des éléments à d’autres genres plus anciens tels que l’épopée, la chanson de geste et la littérature fantastique et d’horreur.
       La naissance du genre fantasy [2] en tant que tel correspond à peu près au moment où, au XIXe siècle, le roman, en devenant une forme littéraire bien établie, a marqué sa différence avec des formes littéraires « non-réalistes ». En effet, le roman était, à ses origines, une forme littéraire considérée comme secondaire, à l’instar de la fantasy ou de la science-fiction aujourd’hui. Puis, le roman a acquis des caractéristiques formelles communes garantes d’une unité de style (découpage en chapitres, utilisation du passé de narration...), en même temps qu’il a bénéficié d’une diffusion plus large et de l’alphabétisation d’une plus grande partie de la population, ce qui a augmenté le nombre de ses lecteurs potentiels. Cette montée en puissance du roman comme genre autonome, sensible dès la fin du XVIIIe siècle en Grande-Bretagne [3], puis en France vers le milieu du XIXe siècle, était également liée, sur un plan matériel, au développement de la presse qui publiait de nombreux romans sous forme de feuilletons. Lorsque le roman est devenu un genre « noble », d’autres formes littéraires ont parallèlement été décrites comme « non-réalistes », par opposition, précisément, au roman « réaliste » [4].
       On considère généralement que le premier auteur de fantasy moderne, issu de cette différenciation entre genres « réalistes » et « non-réalistes », est le Britannique William Morris (1838-1896) et que le premier roman de fantasy est son The Well at the World’s End, paru en 1887. En effet, ce qui caractérise l’écriture de William Morris est qu’il a franchi une étape décisive en choisissant, à la différence de ses contemporains, tels que Walter Scott, de placer l’action de ce long roman dans un monde imaginaire :

 

       Ce en quoi Morris différait de Scott était qu’il donnait à ses romances médiévales, non pas des cadres historiques, mais des cadres imaginaires. Les romans de William Morris sont placés dans des mondes qu’il a imaginés lui-même (.). C’était une innovation décisive. Car même si sa fiction combinait une grande partie de romantisme antiquisant de Scott et même un peu de l’horreur surnaturelle d’Horace Walpole et des romanciers gothiques, Morris écrivait quelque chose qui était fondamentalement différent du roman historique aussi bien que du roman d’horreur surnaturelle - il avait inventé le roman de fantasy [5].

 

       Le genre fantasy se caractérise donc essentiellement par l’existence d’un monde imaginaire dans lequel se déroule l’intrigue. Ses caractéristiques rappellent souvent le Moyen Age (d’où l’appellation parfois utilisée de medieval fantasy ou med fan) et le genre décrit en règle générale un monde peuplé de créatures fantastiques (dragons, elfes, nains, trolls...) dans lequel la magie a cours. Les romans de fantasy se présentent souvent sous la forme d’une quête initiatique dont les protagonistes, au départ simples villageois, sont amenés à parcourir leur contrée pour combattre les forces du mal. Ce déplacement physique est accompagné d’une évolution mentale, au terme de laquelle les protagonistes passent de l’adolescence à l’âge adulte et du statut d’anonyme à celui de héros. Cette structure narrative n’est pas sans rappeler les romans médiévaux, qui font partie des « ancêtres » du genre fantasy.
       Il va sans dire que le genre fait partie de la paralittérature, comme d’autres genres tels que la science-fiction, le roman policier ou le roman sentimental. L’exemple le plus connu de fantasy est sans doute Le Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien (l’œuvre paraît d’abord en trois tomes entre 1954 et 1955), qui combine la plupart de ces éléments : un monde imaginaire appelé Middle-earth (« la Terre du Milieu »), la présence de plusieurs races (humains, mais aussi elfes et bien sûr les hobbits) et l’utilisation de la magie, en particulier par le magicien Gandalf.
       On retrouve également ces éléments dans La Roue du temps. Le point de départ du premier tome est l’arrivée dans un petit village tranquille d’une Aes Sedai, une magicienne, qui emmène avec elle trois jeunes gens qu’elle dit poursuivis par les forces du Ténébreux, ainsi que deux jeunes femmes. L’un de ces trois jeunes gens, prénommé Rand, s’avère être le Dragon Réincarné, c’est-à-dire qu’il doit être celui qui mènera les forces de la Lumière dans la Dernière Bataille contre les forces du Ténébreux. Il sera aidé dans cette entreprise par les compagnons issus de son village natal et par de très nombreux personnages secondaires. Au cours du tome 11, le dernier en date, on assiste à la mise en place des forces des deux côtés et à la montée en puissance de l’influence du Ténébreux sur le monde, ce qui suggère que la Dernière Bataille est proche. Dans ses grandes lignes, cette intrigue est donc très simple, voire manichéenne, même si les nombreuses ramifications de l’intrigue au cours des onze tomes déjà parus permettent d’affiner le trait.
       Dans ce cycle, les thèmes du déplacement et de la progression one une importance significative, car les protagonistes vont constamment d’un endroit à un autre au fur et à mesure de l’intrigue. Les cartes et les plans jouent ainsi un rôle particulièrement important dans ce cycle.

 

>suite
[1] R. Jordan, La Roue du temps [The Wheel of Time], New York, Tor Books, 1990-2005. Le cycle est composé de 11 tomes. Un douzième et dernier tome est â paraître en 2008.
[2] Les termes fantasy et heroic fantasy sont employés presque indifféremment, en anglais comme en français, pour décrire le genre.
[3] Voir entre autres Ian Watt, The Rise of the Novel: Studies in Defoe, Richardson and Fielding. University of California Press, 2001.
[4] A ce sujet, voir par exemple A.-M. Boyer, La Paralittérature, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1992.
[5] « Where Morris differed from Scott was in giving to his medieval romances not settings of historical eras, but imaginary settings. Novels of William Morris were laid in worlds of his own invention (...).This was a decisive innovation. For while his fiction combined much of the antiquarian romanticism of Scott and even a touch of the eerie horror of Horace Walpole and the Gothic novelists, Morris was writing something that was basically different from either the historical novel or the novel of supernatural terrors - he had invented the heroic fantasy novel » (ma traduction). L. Carter, Tolkien, a look behind « The Lord of the Rings », New York, Ballantine Books, 1969, p. 137.