Déplier l’utopie
(Histoire du grand et admirable
Royaume d’Antangil
, 1616)

- Olivier Leplatre
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Fig. 17. Carte de l’Histoire du grand et admirable
Royaume d’Antangil
non intégralement dépliée

Fig. 18. Robert Smithson, Folded map of Beaufort, 1967

       Antangil possède, semble-t-il, la totalité de ce que la nature est susceptible d’offrir. La description est donc tout à fait adaptée à un tel sujet a priori inépuisable, propice à la liste et aux opérations d’explication. Après la carte, le livre commence donc logiquement par reprendre et développer le milieu naturel d’Antangil figuré par l’image. Mais la description ne se laisse pas prendre au plaisir de l’admiration sans y introduire d’abord de l’ordre. Le voyageur ne s’abandonne pas à la dérive descriptive : il classe, stocke, il rend lisible la masse d’énoncés encore opaque de l’image. La carte est déjà une étape dans cette rationalisation de la prospérité naturelle : elle régit son exhaustivité, elle l’encode, l’encadre ; elle en conserve aussi l’élan créateur. La description redouble ce travail : elle transforme en savoir ce que la carte fait apparaître. Elle arrange en livres et en chapitres les suggestions, la générosité cartographiques ; et tout ce que de son côté elle ajoute est inséré dans les unités de la signification (chapitres, paragraphes, phrases).
       Il était pour l’auteur nécessaire de partir de la description de la nature pour indiquer ce que la beauté d’Antangil lui doit : le bonheur du pays est la conséquence de son milieu paradisiaque. L’eau abonde sur la carte, elle est donc aussi le thème de plusieurs chapitres du premier Livre desquels ressort un univers maternel riche en embouchures, en courbes (anses, îles et golfes). Tout désigne dans ces pages l’enracinement d’Antangil dans un environnement fécondant. De même que l’ensemencement naturel du royaume affleure dans la carte, il agit dans la description. Cependant, le paysage arcadien aux sources de l’utopie n’a pas été totalement abandonné à son autonomie : les hommes ont érigé à partir de lui un univers politique qui en est inspiré mais qui le met également en forme. Sans doute d’ailleurs la féerie du lieu est-elle à mettre au crédit de la réussite politique : au plus fort des conflits, l’auteur note que la terre était devenue inculte ; avec la solution politique inventée par les sages, la prospérité du royaume, débarrassée des vicissitudes de l’Histoire, est devenue son essence. Le pays est d’autant plus admirable qu’il est policé et sa nature d’autant plus généreuse qu’elle est entre les mains d’hommes parfaitement gouvernés.
       Les étapes du livre sont à cet égard signifiantes : d’abord la carte puis la description du milieu et enfin le compte-rendu de l’organisation sociale. L’ouvrage reprend dans son architecture le processus de domestication des éléments naturels par le volontarisme qui sous-tend l’utopie. Cette logique de la lecture est sans rupture : la carte engendre la description de la nature qui elle-même est prolongée, comme du fond se détache le sujet d’une peinture, les détails de fonctionnement d’Antangil. L’utopie n’est pas un univers purement artificiel, sa mise en forme est au contraire motivée par le milieu naturel dans lequel elle s’enracine et avec lequel elle s’harmonise. Pour autant, de même que le discours du traité décante l’effervescence graphique et suggestive de l’image, l’utopie a nécessité pour son avènement que l’homme se saisisse de la nature et bâtisse son destin. Le milieu a été repris et modelé par l’exercice de la décision politique et de la raison humaine. Les hommes qui ont fondé Antangil ont imprimé la marque de leur intelligence sur la nature, ils l’ont écrite. Ils ont respecté la puissance en quelque sorte poïétique du milieu en la contraignant cependant par les conventions de l’organisation politique. Petite archéologie de la naissance de l’utopie, le livre retrace le passage d’un état de nature à l’état social, de la matière naturelle au texte politique.

 

Origami

« Nous ne pouvons vivre que dans l’entrouvert [...] » (R. Char) [34].

       Quand s’ouvre le livre, dépliage inaugural de la main à destination de la lecture, commence un geste que le texte réitère matériellement et herméneutiquement. Les premières pages passées débouchent assez rapidement sur cette zone apparemment vide, page blanche plus épaisse que les autres, où loge la carte. Si l’on désire faire apparaître l’image, il faut la déplier comme un livre miniature (fig. 17) ; on la repliera ensuite certainement afin de prolonger la lecture. L’on peut bien sûr choisir de l’arracher et de la garder par devers soi. Cette décision qui démembre le volume réalisera un autre livre sur la table en installant l’image et le texte directement en vis-à-vis. Ainsi image et texte seront regardés et lus ensemble. La carte escortera la description : elle la coordonnera à un espace de référence et elle rendra accessible le royaume d’Antangil à qui souhaite l’imaginer. Plus vraisemblablement, le lecteur gardera en mémoire la carte et il consentira à y revenir régulièrement : il la dépliera donc de nouveau, autant de fois qu’il le faudra, jusqu’à ce qu’elle lui soit tout à fait intelligible. Ces allers et retours embarqueront le lecteur pour son voyage.
       L’auteur n’a pas effectué le voyage jusqu’à Antangil ; il le réinvente pourtant par son texte et invite son lecteur à le mener à son tour. Ce trajet débute par la carte elle-même où le regard, face à tant de signes, se noie un peu ; le vagabondage de l’imagination y est encouragé. Sans doute cette première phase partiellement errante de la rêverie est-elle justifiée par l’existence mystérieuse d’un pays qu’aucun voyageur n’avait jusque-là mentionné : il est dans la nature de l’utopie de compliquer son accès, de l’indéterminer pour faire entrer en elle une part de surprise et l’étayer sur un sentiment de perte. A ce premier voyage, s’ajoutent tous les parcours que le lecteur choisira d’accomplir entre le texte et l’image. Chaque lecture aura de la sorte son propre rythme, au gré de la mémoire et de la curiosité. Mais, quels que soient les modes de lecture, la carte a besoin de la description comme la description appelle la carte : voir sans lire n’a pas de sens et lire sans voir pas de réalité ; le livre illustre la carte et la carte illustre le livre. Antangil se situe à l’entrecroisement de toutes les lignes, de tout le maillage de la lecture ; il est engendré par l’énergie des échanges qui, d’un pôle à l’autre des signes, trace et retrace l’utopie comme « textimage ».
       A son échelle, la carte produit un travail anamorphotique : son relatif chaos visuel s’éclaircit au fur et à mesure du discours. Le texte modifie la perception de l’image : il la fait sortir de son cadre, étire sa matière en discours et la transforme en paysage mental de plus en plus complet. La carte est accommodée par sa description, les circulations de la lecture obtenant une représentation progressivement plus précise d’Antangil qui lui assure son existence même. Ce processus, presque cette sédimentation de l’utopie, dure autant que la lecture : l’œil prend le temps de mieux voir ; la qualité du montage utopique demande cette lenteur herméneutique.
       La carte dépliée conduit au dépliage du texte ; mais elle est déjà en elle-même un buisson de plis. Les lignes tortueuses des voies d’eau, les arêtes des montagnes, les rives et les côtes sont autant de micro-plis à l’intérieur de l’image, compliquée par l’action supposée de l’eau, de la terre, du vent sur Antangil [35]. Comme si le papier de la carte avait été froissé. Dans Folded map of Beaufort (1967, fig. 18), Robert Smithson a traduit le triple pliage dont la carte peut être l’objet et l’empreinte : les plissements géologiques, les heurts matériels de la nature que la carte enregistre ; la transposition de l’espace qu’elle encode dans des systèmes conventionnels de localisations complexes, entrelacées, découpées, striées ; les lectures enfin que pratique son utilisateur et qui isolent telle ou telle de ses parties, recomposent par recadrages des séries de cartes ponctuelles à partir de la carte mère. Pour sa part, l’accès à la visibilité de la carte d’Antangil nécessite une libération des formes que la nature a créées et que la carte fait ressentir. Ce dépliage qu’impliquent les plis irréguliers du dessin est, en dernier ressort, structuré par les angles droits du cadre et l’établissement géométrique de l’image.

 

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[34] R. Char, « Dans la marche », La Parole en archipel, dans Œuvres complètes, éd. J. Roudaut, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 411.
[35] « La science de la matière, écrit ainsi Gilles Deleuze, a pour modèle l’origami » (G. Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, « Critique », 1988, p. 9). Voir G. A. Tiberghien, Finis terræ. Imaginaires et imaginations cartographiques, Paris, Bayard, « Le rayon des curiosités », 2007, pp. 96-107.