Juan Benet, aspects cartographiques
et représentation mentale

- Sandrine Lascaux
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Paysage et modèle mental

 

       Le lecteur est sans cesse amené, par l’importance et la surexposition de la dimension spatiale du texte, à nouer un dialogue avec la carte pour vérifier ses connaissances et tenter de modéliser pour lui-même une vision cohérente et globale de l’espace. Or l’espace tel qu’il est présenté dans les textes est avant tout changeant, variable, mobile, producteur d’hallucinations visuelles, de mirages, d’images étranges. Sa dimension métamorphique vient sans cesse contredire la stabilité, le caractère fini et mesurable de la carte.

 

       Dans ce désert, tous les chemins se perdent, divisés et subdivisés en une foule d’ornières hallucinantes dont chacune semble se diriger vers une tache qui miroite à l’horizon : lagunes d’eaux mortes et millénaires, sans drainage, qui, selon les époques de l’année, s’étendent ou se concentrent avec le même élan asservissant et éphémère que la floraison de sanglantes bromélies [11].

 

       Les vues d’avions, fréquentes, semblent vouloir faciliter l’accès à une synthèse qui ne traduit en aucun cas la complexité réelle de l’espace envisagé.

 

       Les replats se succèdent, interrompus par les failles et les paquets de quartzite, les têtes de poudingue, pour se prolonger et rejoindre des versants abrupts recouverts de la végétation caractéristique du maquis et des roches siliceuses : bruyères et genêts mêlés en une broussaille continue de presque deux mètres de haut ; bois étroits au fond des vallées qui en plan, vus d’avion, ne sont que lignes subtiles à peine plus perceptibles que les rigoles d’eau qui les engendrent, et qui semblent seulement définir la géométrie et l’organisation compliquées des talwegs ; mais en réalité il est impossible de les traverser et de les parcourir longitudinalement : toute la végétation que la nature a refusée à la montagne et économisée sur le plateau, elle l’a prodiguée dans les vallées transversales où elle s’étend et se multiplie, se tasse, s’accumule et se déploie, transformant ces dépressions sommaires et étroites en forêts inextricables où poussent les arbres fruitiers sauvages - cerisiers, pommiers, poiriers, bourdaines et noisetiers - parmi des saules et des myrtes, des houx arborescents et des bouleaux chuchotants, des chênes et des hêtres centenaires, tous confondus dans l’étreinte commune du gui et de la loranthe [12].

 

       La fragmentation extrême du territoire ne permet pas aux personnages de s’orienter. L’espace est comme un mouchoir froissé où « deux points très éloignés se trouvent tout à coup voisins » et où les distances ne peuvent être mesurées métriquement [13]. Loin d’offrir la vision synoptique de l’espace représenté, de faciliter sa représentation mentale et d’assurer finalement la mise en ordre du monde fictionnel, la carte met en crise tous les référents et brouille les pistes. Elle peut parfois servir de guide et transformer la lecture en jeu, notamment dans les énigmes. Contrairement aux règles du roman policier, El aire de un crimen n’a pas de détective ; c’est le lecteur qui, par rapprochements et recoupements, reconstruira et tentera d’éclaircir le mystère criminel proposé.
       Au départ, un cadavre est découvert adossé à une fontaine, sur la place du village de Bocentellas, dans la province de Région, isolé par une chute de neige. C’est là donc, entre les villages de Bocentellas, Burgo-Mediano, Región et le château pentagonal de San Mamud que va se jouer El aire de un crimen. Pendant deux jours le village commente et suppute avant de laisser retomber une lourde chape de silence sur le crime. Les protagonistes poursuivent leurs activités, comme étrangers à l’événement. Pourtant, tous sont liés, et impliqués de près ou de loin dans l’affaire. Ce que comprendra en particulier, mais trop tard le capitaine Medina, responsable du fort de San Mamud, qui fouille la campagne à la recherche de deux délinquants fugitifs.
       Définir la structure de ce récit très fragmenté conduit à considérer l’ordre d’intégration des différents faits par rapport à la reconstitution logique du texte, comparaison qui permet d’apprécier la nature des effets de montage conviés (enchâssement, emboîtement et collage). La reconstruction permet ainsi de dégager différents axes consacrés au cadavre, au trajet de la cavale, de la poursuite jusqu’à la vengeance d’Amaro, ou encore à des histoires parallèles à l’argument principal. Treize chapitres seront consacrés à la cavale des deux fugitifs - Luis Barceló et son acolyte - à travers la région et à leur rencontre avec Amaro qui doit les cacher dans la montagne [14]. L’abondance des données permettant le repérage (dates, descriptions, noms de lieux précis) vise à surdéterminer les dimensions spatiales et temporelles, poussant le lecteur-détective à reporter, à retracer, carte en main et montre à l’appui, le trajet tortueux des fugitifs.
       Chez Juan Benet, La carte ne constitue plus un instrument de domination et de synthèse qui permettrait de maîtriser un texte, d’accéder à une organisation globale de l’espace ou d’entrevoir les incidences de cette disposition sur les événements. La confrontation des données textuelles et cartographiques suppose au contraire la mise en marche d’un dispositif artistique fondé d’abord sur une croissance exponentielle des ambiguïtés spatiales qui entrave la construction d’un modèle mental organisé de Région. La carte n’est évidemment pas le reflet d’une structure préexistante dont elle pourrait rendre compte, elle est ici entièrement tournée vers une expérimentation, en prise sur le réel de la lecture, et qui comme la pensée répond à des discontinuités, à des ruptures, à des multiplicités. Selon les mots de Deleuze, « la carte ne reproduit pas un inconscient fermé sur lui-même, elle le construit (...). La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications » [15].

 

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[11] Juan Benet, Tu reviendras à Région, op. cit, pp. 61-62.
[12] Ibid, p. 63.
[13] Michel Serres, Eclaircissements. Entretiens avec Bruno Latour, Paris, Flammarion, « Champs », 1994, p. 93.
[14] Claude Murcia « L’air d’un crime », Critique, vol. XLVII, n°526, 1991, Paris, pp. 186-195.
[15] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Editions de Minuit, 1981, p. 20.