Entre cartes et textes : lieux et non-lieux
de l’art chez Robert Smithson

- Laurence Corbel
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Fig. 8. Robert Smithson, Terminal Airport

Fig. 9. Robert Smithson, Non-site Franklin
New Jersey
, 1968, boite en bois peinte, calcaire,
tapuscrit avec graphite et lettres adhésives sur tableau noir

Fig. 10. Robert Smithson, Non-site, Pine Barrens,
1968, boites en aluminium, sable.

Fig. 11. Robert Smithson, Broken Circle, 1971,
eau verte, bancs de sable blanc et jaune, Emmen, Pays-Bas

Fig. 12. Robert Smithson, Spiral Jetty, 1970,
roches noires, cristaux de sel, terre, eau rouge (algues)
Grand Lac Salé, Utah

Une poïétique cartographique

 

       A la différence de nombreux land artistes qui font des paysages désertiques les lieux de leurs interventions, ce sont surtout les sites dénaturés par la production industrielle de masse et le développement urbain qui intéressent Smithson :

 

       D’après ma propre expérience, les meilleurs sites pour l’“art tellurien” (earth art) sont ceux qui ont été bouleversés par l’industrie, par une urbanisation sauvage ou par des catastrophes naturelles [25].

 

Face au constat que « l’ancien paysage du naturalisme et du réalisme est remplacé par le nouveau paysage de l’abstraction et de l’artifice » [26], l’artiste se propose, par ses « œuvres », non pas de transformer un lieu en paysage ou en objet d’art mais de découper des fragments du réel pour les offrir au regard du spectateur dans une perception qui n’est pas unifiée – c’est la différence avec le cadre du tableau – mais disloquée dans l’espace et le temps.
       Alors qu’il participe au projet d’aménagement de l’aéroport régional de Dallas-Fort Worth, comme artiste consultant auprès d’un cabinet d’architecture et d’ingénierie [27], Smithson développe les principes d’un « art aérien » [28]. Conçu pour des surfaces gigantesques – « à peu près de la taille de Central Park » –, réalisé à même le sol et destiné à être vu du ciel, cet art contribue à modifier le paysage qui « commence à apparaître plus comme une carte en trois dimensions que comme un jardin rustique » [29]. Ce travail (fig. 8), resté au stade de projet, pose néanmoins les prémisses des futurs earthworks et inaugure une cartographie artistique qui transforme les conditions de visibilité de l’art : « la manière dont nous devons simplement considérer l’art est rarement prise en compte. Regarder l’art simplement au niveau des yeux n’est pas la solution » [30] déclare Smithson. Il s’agit ainsi de substituer à la vision frontale une vision surplombante. L’art aérien doit offrir l’expérience physique du changement d’échelle dont les cartes ne donnent qu’une représentation arrêtée : selon que le spectateur se trouve à terre ou dans les airs, que la trajectoire de l’avion est ascendante ou descendante, la perception des « œuvres » disséminées sur la surface du sol ne cesse de varier. Vus du ciel, les routes, les fleuves sont des lignes et les éléments du paysage, des symboles cartographiques : le paysage devient une composition abstraite que l’on peut aussi comparer à un texte.
       Les Non-sites (fig. 9) que Smithson réalise à partir de 1968 proposent aussi une représentation abstraite du paysage à travers un dispositif de correspondances. Exposés dans l’espace de la galerie ou du musée, ils sont constitués de containers emplis de matériaux (pierres, asphaltes, sables et scories) collectés par l’artiste au cours de promenades géologiques et d’un système de documentation : la carte, la photographie et la notice descriptive mettent en relation le Non-site de la galerie avec le site où ont été prélevés les matériaux. Le choix des sites est toujours fonction de leurs caractéristiques géologiques et topologiques comme l’illustre ce récit où Smithson explique sa démarche :

 

C’est à Pine Barrens, au sud du New Jersey, que j’ai réalisé mon premier non-site. L’endroit était en équilibre ; il dégageait une sorte de tranquillité et, par ses pins rachitiques, tranchait sur son environnement. Il y avait là un terrain d’aviation hexagonal qui se prêtait bien à l’apposition de certaines structures cristallines qui m’avaient obsédé dans des œuvres précédentes. On peut dresser la carte des roches cristallines, et, de fait, je crois que c’est la minéralogie qui m’a conduit à la cartographie. A l’origine, je suis allé à Pine Barrens pour installer un système de dallage extérieur, mais, en cours de travail, j’ai commencé à m’intéresser à l’aspect abstrait de la cartographie (...). J’ai donc décidé d’utiliser le site de Pine Barrens comme une feuille de papier et de tracer une structure cristalline sur une grande étendue de terrain plutôt que sur une feuille de 50 sur 76. J’appliquais ainsi ma démarche conceptuelle directement au bouleversement du site, sur une étendue de plusieurs kilomètres. On pourrait donc dire que mon non-site était un plan tridimensionnel du site [31].

 

Conçu ici aussi comme une surface d’écriture, le site est représenté par le Non-site sous une forme à la fois fragmentaire (les échantillons collectés sur les sites) et dématérialisée (l’appareil documentaire). Le Non-site se partage donc entre un versant matériel, résultat d’une opération de soustraction des échantillons à leur site et de déplacement vers la galerie et un versant conceptuel – le texte [32] et la carte – produit d’opérations intellectuelles. Le texte explique la fonction de chacun des éléments du dispositif :

 

       Un nonsite (un earthwork d’intérieur) – Trente-et-une subdivisions centrées sur un “aérodrome” hexagonal dans le pli Woodmansie de la carte topographique du New Jersey. Chaque subdivision du nonsite contient du sable provenant du site montré sur la carte. Des virées entre le nonsite et le site sont possibles. Le point rouge sur la carte est l’endroit où le sable a été recueilli [33].

 

       La carte est, quant à elle, le vecteur entre le lieu d’exposition où est exposé le Non-site et le site d’où proviennent les échantillons minéraux. Découpée et re-composée selon des formes géométriques, elle donne à voir les règles de construction du Non-site. Ainsi, dans le premier Non-site, Pine Barrens, New Jersey (fig. 10), la forme hexagonale de la carte se base sur la division du site autour d’un point central – l’aéroport – à partir duquel rayonnent six points de fuite ; le conteneur qui reprend la découpe de la carte apparaît ainsi comme un prolongement de la représentation mentale dans la présence matérielle, une projection du plan dans le volume. C’est pourquoi les Non-sites sont définis comme des cartes à trois dimensions d’un site déterminé :

 

       J’ai imaginé le Non-site contenant de façon effective le chaos du Site. En un sens le conteneur n’est lui-même qu’un fragment qui pourrait s’appeler une carte en trois dimensions [34].

 

       Les earthworks (fig. 11), ouvrages de terre qui prolongent les recherches de Smithson autour de l’« art aérien », constituent une étape ultime dans les relations qu’il développe entre sa pratique artistique et la cartographie : avec ces œuvres gigantesques et telluriennes [35] réalisées à même la terre, à partir de matériaux naturels avec des moyens technologiques modernes (tracteurs, pelleteuses, bulldozers), la sculpture sort des limites qui lui étaient traditionnellement assignées et s’installe dans des lieux difficilement accessibles. Spiral Jetty (fig. 12), le plus célèbre des earthworks de Smithson, est situé dans une zone semi-désertique de l’Utah, sur la rive nord du Grand Lac Salé : constituée de blocs de basalte et de boue s’enroulant dans une spirale de près de cinq cents mètres, la jetée émergeant des eaux rouges du lac est comme une trace déposée sur le paysage et la terre, une surface sur laquelle l’artiste inscrit des symboles ou des signes : « le sol devient une carte » [36] constate Smithson qui compare aussi ces traces aux éléments d’une syntaxe paysagère [37].

 

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[25] « Frederic Law Olmsted et le paysage dialectique », dans Robert Smithson : Une rétrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 213. Dans cet article, Smithson précise plus loin que « par bien des aspects, des sites plus modestes (que les parcs nationaux) ou même des sites massacrés comme ceux que laissent derrière elles les exploitations minières sont plus stimulants du point de vue artistique ».
[26] Robert Smithson : The Collected Writings, op. cit., p. 116 (notre traduction).
[27] Voir « Towards the Development of an Air Terminal Site », dans Robert Smithson : The Collected Writings, op. cit., pp. 52-60.
[28] « Aerial Art », dans Robert Smithson : The Collected Writings, pp. 116-118.
[29] Ibid., p.116.
[30] Ibid., p. 117.
[31] « Discussion entre Michael Heizer, Dennis Oppenheim et Robert Smithson », dans Land art, Editions Carré, Paris, 1993, p. 278.
[32] Le principe d’équivalence entre les documents représentant le site et le container étant supposé connu des spectateurs, le texte disparaît dans les Non-sites suivants.
[33] Voir R. Hobbs, Robert Smithson : Sculpture, Cornell University Press, Ithaca, NewYork, 1981, p. 102. Nous suivons ici la traduction de Jean-Marc Poinsot, Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, Genève, Musée d’art moderne et contemporain et Villeurbanne, Institut d’art & Art édition, 1999, p. 259. Pour une étude comparée des différents textes que Smithson a écrits sur ce Non-site, voir Jean-Marc Poinsot, Ibid., pp. 259-264.
[34] « Une sédimentation de l’esprit : Earth Projects », dans Robert Smithson : Une rétrospective, le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 196.
[35] Spiral Jetty en 1970 dans l’Utah, Broken Circle et Spiral Hill à Emmen aux Pays-Bas, en 1971, Amarillo Ramp au Texas en 1973.
[36] Ibid., p. 192.
[37] La comparaison du paysage à une phrase revient à plusieurs reprises, notamment lorsque Smithson commente le passage célèbre d’un entretien avec Samuel Wagstaff où Tony Smith raconte sa promenade nocturne en voiture sur une autoroute du New Jersey : « Tony Smith parle d’une “chaussée sombre” qui est “ponctuée de cheminées d’usine, de tours, des fumées et des lumières multicolores” (Artforum, décembre 1966). Le mot clé est : “ponctué”. En un sens, on peut considérer la “chaussée sombre” comme une “vaste phrase”, et les choses que l’on y perçoit en la parcourant, les “signes de ponctuation”. “ ... tour ...” = le point d’exclamation (!). “ ... les cheminées ... ” = le tiret (–). “ ... les fumées ...” = le point d’interrogation (?). “ ... les lumières multicolores ...” = les deux points (:) », dans Robert Smithson : The Collected Writings, p. 59. Voir aussi, Ibid., p. 55 et Robert Smithson : Une rétrospective, le paysage entropique, 1960-1973, p. 183. Si le geste artistique s’apparente à une cartographie de la terre, il est aussi associé par l’artiste à un geste graphique.