Sophie Calle, La Filature  : Perspectives
de récit et narrateurs (non) crédibles

- Aura Ulmeanu
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Fig. 4. Sophie Calle, La Filature (détail)

Le surveillant du surveillant

 

       Cette situation narrative insolite, dans laquelle trois narrateurs - dont deux portent le même nom, « Calle » - ne sont pas d’accord entre eux, est encore compliquée par un troisième rapport, celui de l’ami, situé dans une relation inégale, voire supérieure aux deux autres. Contrairement aux premiers, formulés de façon différente, le rapport de l’ami est introduit par l’épilogue de Calle ; faisant partie de cet épilogue, il est automatiquement élevé en autorité narrative surplombante :

 

       J’ai reçu le rapport suivant, accompagné d’une série de photographies: « Ce jeudi 16 avril 1981, à 17h15 environ, Sophie Calle est sortie du palais de la Découverte. J ’ai immédiatement remarqué qu’un jeune homme d’environ 25 ans, vêtu d’un blouson de cuir, avec un appareil photographique autour de cou et une sacoche en bandoulière, la suivait. Il marchait à une vingtaine de mètres derrière elle et l’a photographiée au premier carrefour » [33].

 

       Relatant la fin de la filature, l’ami annonce que le détective a effectivement négligé la dernière partie de sa mission, ce qui démontre indirectement que le rapport de ce dernier n’est pas crédible :

 

       À 17h25, Sophie Calle est entrée au cinéma Gaumont-Colisée. L’homme s’est attardé quelques instants; il m’a semblé qu’il relevait les horaires des séances. Puis il a continué son chemin et il a remonté l’avenue jusqu’au Lord Byron (...). À 17h30, l’homme pénétrait dans le cinéma et disparaissait de ma vue [34].

 

       Les « preuves » photographiques produites par l’ami montrent une figure masculine distante et difficilement reconnaissable dans un environnement urbain peuplé ; il resterait anonyme dans la foule s’il n’y avait pas de marques ajoutées sur les photos (fig. 4). La silhouette de la surveillée est, de façon surprenante, complètement absente des prises de vue, alors que le spectateur s’attend à la voir, elle aussi. Cela pose de nouvelles questions sur ce dernier travail, même en tenant compte d’un éventuel mauvais usage de la référentialité de la photographie (celui qui est pris pour le détective pourrait être un simple passant qui n’a rien à voir avec l’histoire), c’est-à-dire de la crédibilité supposée de cette troisième version de la filature.

 

Conclusions

 

       La technique d’une narration non fiable est employée dans La Filature dans le but d’induire en erreur le spectateur sur la « sincérité » des faits relatés et de l’amener à s’interroger sur la vérité apparente de l’histoire et des histoires. Ainsi, à travers un système complexe où les premières personnes réfèrent chacune à une instance narratrice différente, les événements se contredisent et les parties textuelles et photographiques racontent chacune leur histoire.
       De cette manière, le sens des photos est influencé par le texte et leur fonction de preuves de la réalité se trouve affaiblie et même neutralisée. Grâce à ses possibilités argumentatives plus riches, le texte prend le contrôle du sens visuel et les images deviennent incapables de combler le fossé entre les variantes textuelles. Dans le même temps, la photographie affirme son rôle subversif au profit d’une non fiabilité : elle devient un moyen de déranger les assertions textuelles qu’elle devrait au contraire confirmer (comme avec la photo dérangeante du détective, fig. 2) ou une manière de soutenir et d’augmenter une évidente variante textuelle à l’intérieur du contexte général d’interprétation, comme le fait la photo du profil suggestif de Calle (fig. 3).
       L’emploi d’une double identité narrative pour représenter Sophie Calle dans l’histoire (comme un personnage-narrateur dans le rapport de filature et comme narrateur principal des paratextes) est un dernier moyen important pour prouver que l’histoire présentée ne peut pas être une description univoque de la réalité. Se contredisant les uns les autres dans les variantes, les ego de l’artiste suggèrent que leur apparente identité avec Calle-auteur de l’histoire n’est rien d’autre qu’une mystification contrôlée, par le biais de deux principaux dispositifs suggérant l’identité : la formulation commune « je » et le portrait visuel de l’artiste. La Filature apparaît alors comme une modalité créative, moins pour prouver la réalité de Calle que pour construire son (ses) existence(s) narrative(s).

 

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[33] S. Calle, op. cit., p. 110.
[34] Ibid.