Le texte-image, objet fondateur de la
communauté Cobra. La naissance d’un
monde ou le travail à quatre mains

- Raluca Lupu-Onet
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       Influencé par le Nord protestant, passionné par l’art des peuples primitifs et par l’art des enfants, Cobra réussit à inventer une langue matérielle proche de la nature même. Les objets poético-visuels du groupe donnent naissance à un monde de l’animalité, un bestiaire avec sa part d’agressivité et d’instinct, non sans rapport avec le nom qui réunit ces artistes fascinés par le travail artistique collectif.

 

La naissance d’une communauté : être ou ne pas être. surréaliste

 

       Au début était Dada qui fit scandale avec la mise en acte de l’action destructrice et ironique de l’art. Ensuite, les surréalistes, épris du « stupéfiant image », ont tout annulé en matière de frontières entre les arts. Cobra, il n’y a aucun doute, n’aurait jamais existé sans l’imaginaire surréaliste. D’ailleurs, les artistes de Cobra ont su intégrer la révolte Dada à leurs entreprises à tel point qu’ils n’hésitèrent pas à mettre fin à leurs activités lorsque le danger de la récupération par l’Institution de l’art devint imminent :

 

       Si nos trois capitales, la danoise, la belge et l’hollandaise (...) s’étaient nommées Penhague, Uxelles et Msterdam, « on n’y aurait vu que du PUM, et régionalement, nationalement puisque chaque chancellerie tire à elle la couette culturelle, on nous aurait fichu la paix avec Cobra ! » De fait, nous commencions déjà il y a plus de trente ans à nous trouver trop facilement répertoriés. Même Dotremont, l’inventeur de l’acronyme, (...) un jour d’exaspération, s’était écrié : « Cobra-le-bol » [10].

 

       Créé à Paris, à l’hôtel Notre-Dame, le 8 novembre 1948, après l’échec du Surréalisme révolutionnaire de 1947, Cobra réunit au début quatre peintres, le Danois Asger Jorn, les Hollandais Karel Appel, Corneille et Constant, et deux poètes belges, Christian Dotremont et Joseph Noiret. Ils signent un texte, qui, par référence ironique au manifeste du Surréalisme révolutionnaire, « La cause est entendue », porte le titre « La cause était entendue ». Sous l’impératif du travail expérimental et de l’internationalisme, Cobra a voulu faire table rase d’une culture occidentale jugée inhibitrice et repartir de zéro pour s’exprimer de façon totalement spontanée, à l’instar des artistes populaires et de l’art primitif. Ce projet révolutionnaire n’est envisagé que sous la figure du groupe et dans l’expérience du dialogue artistique. Non pas jusqu’à l’anonymat, mais avec l’espoir que la collaboration des peintres et des poètes apporterait une croissance des pouvoirs créateurs :

 

       Nous voyons comme le seul chemin pour continuer l’activité internationale une collaboration organique expérimentale qui évite toute activité stérile et dogmatique [11].

 

       Dotremont devient le grand rassembleur du mouvement naissant et, lors d’un congrès, le 20 octobre 1949, il décide d’ajouter au nom de Cobra « Internationale des artistes expérimentaux » (I.A.E.). C’est là entériner deux grandes caractéristiques du mouvement, présentes dès sa création. Il revendique aussi et surtout un art expérimental, international, en réaction contre tout esthétisme et contre toute spécialisation, afin d’exprimer un contenu contestataire : l’indignation contre la guerre mondiale. Plus que le rêve, comme chez les surréalistes, il s’agit cette fois-ci de privilégier l’imagination, « l’idée de l’art populaire, l’art brut, l’art enfantin » [12]. Cobra, collectivité internationale, est marqué par le nomadisme. En effet, le rassembleur du groupe, Christian Dotremont, l’ouvre au voyage, au nom de son idéal d’internationalisme : le nomadisme Cobra se développe dans une géographie européenne qui n’a plus Paris pour centre. Cobra transgresse non seulement les frontières entre les arts, mais aussi celles entre les nations. Qui plus est, le groupe est tout à fait conscient de son appartenance à un espace sans frontières : l’expérimentation commune le mène sur la voie d’un autre langage destiné à changer le monde. Les expérimentations texto-iconiques, cette esthétique de la mixité des genres se réclament, sans doute, du surréalisme et de la relation d’altérité qu’il a institué. En effet, le dialogue avec l’Autre - qu’il s’agisse de l’autre artiste ou de l’autre art - est l’héritage surréaliste de Cobra.
       La caractéristique essentielle de l’expérimentation Cobra est la collaboration entre peintres et écrivains. Même si Cobra ne dure que trois ans, ce travail en commun ne cesse de se concrétiser en créations plurielles après la fin officielle de l’aventure. Ensemble, les artistes se mettent à peindre et à écrire au sein d’un même espace, toile ou mur, ou à exprimer leur talent dans deux arts différents, les poètes peignant ou dessinant, les peintres écrivant des textes critiques ou des poèmes : c’était la manifestation d’un idéal, l’antispécialisation : « Cobra : on y est anti-spécialiste. Le peintre n’y est pas interdit l’écriture » [13]. Comme le fait observer Jean-Clarence Lambert :

 

       [l]a nouveauté de l’expérience consistait en l’émergence simultanée de l’écriture et de la peinture, les formes et les graphismes réagissant réciproquement pendant la co-naissance de l’œuvre [14].

 

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[10] P. Alechinsky, « Le Grand PUM », dans Cobra, singulier pluriel. Les Œuvres collectives 1948-1995, éd.cit., p. 36.
[11] C. Dotremont, «  La Cause était entendue », Grand-Hôtel des valises. Locataire : Dotremont, Textes réunis et présentés par Jean-Clarence Lambert, Paris, Éditions Galilée, 1981, p. 56.
[12] F. Lalande, Christian Dotremont, l’inventeur de Cobra. Une biographie, Paris, Stock, 1998, p. 116.
[13] P. Alechinsky, « Cobra : on y est anti-spéciste. », dans F. Armengaud, Bestiaire Cobra. Une zoo-anthropologie picturale, Paris, La Différence, « Mobile matière », 1992, p. 22.
[14] J.-C. Lambert, Cobra. Un art libre, Paris, Le Chêne / Hachette, 1983, p. 94.