Del’usage de la lettre dans
la gravure d’illustration

- Marie-Claire Planche
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Fig. 2. Phèdre et Hippolyte


Fig. 3. La Mort d’Hippolyte


Fig. 4. Flore


Fig. 5. Alaric

       Le lien qui unit le texte et l’image est complexe. C’est dans ce cadre que la lettre, qui peut être considérée comme une légende, apporte une donnée supplémentaire. Christophe Martin a bien résumé ces échanges :

 

Tel est le rôle de la légende : littéralement, ce qui permet de lire l’image. Mais l’image est aussi ce qui offre en retour une texture au texte. Toute la difficulté est de cerner le point d’articulation de cette double lecture réciproque [6].

 

       Pourquoi est-il nécessaire d’ajouter de l’écrit à une composition dont le rôle est d’illustrer un texte ? Sans doute parce que tirée de tout contexte, les figures perdent de leur sens ; elles ne sont pas nécessairement intelligibles. En effet, dans la mesure où la vignette est placée au début du texte, le lecteur découvre un événement dont il n’a, a priori, pas encore connaissance. Quelques vers ou une légende peuvent apporter des éclaircissements. Nous avons vu à quel registre appartient la mention du titre qui revêt une grande importance dès lors que l’estampe n’est pas ou plus matériellement liée à l’ouvrage.
       C’est en 1677 que la pièce de Racine, Phèdre, paraît avec une vignette dessinée par Charles Lebrun et gravée par Sébastien Leclerc [7]. La lettre indique les signatures et le titre de la pièce (fig. 2) ; la mort d’Hippolyte est le sujet de la scène. Pour une estampe isolée, le graveur Charles-Louis Simonneau a transposé la composition de Lebrun dans une planche gravée [8]. L’épreuve avant toute lettre ne permet plus d’une part d’avoir les noms des artistes et d’autre part de faire le lien avec la pièce de Racine (fig. 3). Un monstre expirant, un char renversé, un jeune homme à terre (qui ne devrait plus avoir apparence humaine [9]) permettent de reconnaître la mort d’Hippolyte. En l’absence de titre, c’est la présence d’une jeune femme, Aricie, qui rattache l’estampe au texte racinien. Il convient donc de s’interroger sur le niveau de lisibilité des illustrations dès lors qu’elles sont dissociées du texte. Cependant, il faut modérer ces difficultés, cette complexité qui ne sont qu’apparentes pour un sujet relativement bien connu. La modération est rendue aisée par la comparaison avec la peinture dès lors que l’on considère que la gravure d’illustration est organisée comme un tableau. En effet, la plupart des peintures ne comportent aucune mention écrite concernant le sujet représenté ; elles n’en sont pas illisibles pour autant.

       Une fois ces quelques jalons posés, nous nous proposons d’analyser les différentes formes et fonctions de la lettre au travers d’un ensemble représentatif de gravures illustrant principalement des textes littéraires. Les planches que nous avons retenues appartiennent pour la plupart au XVIIe siècle, deux datent du XVIIIe siècle. Au cours de ces périodes, il semble qu’il n’y ait pas de différences remarquables du point de vue de la lettre, ce qui nous permet d’écarter les questions de chronologie pour nous attacher aux diverses lettres [10].

       Les pages de titre ornées des livres prennent des formes variées, regroupant une terminologie qui n’est pas toujours affirmée et qui requiert quelque souplesse. En effet, les ouvrages peuvent comporter une page de titre imprimée, précédée d’une planche contenant elle aussi le titre : le frontispice. Mais ces deux pages peuvent être regroupées en une seule, on parle alors de titre-frontispice : la planche gravée contient toutes les informations de la page de titre imprimée. Pour l’estampe qui nous intéresse, nous retiendrons donc le terme de titre-frontipice (fig. 4). François Chauveau a proposé, pour la planche de l’ouvrage du Père Rapin [11], un ensemble assez remarquable, non par le contenu de la lettre, mais par son organisation puisque la composition d’ensemble apparaît telle une vignette d’illustration [12]. La lettre, par la place qu’elle occupe ne met guère le titre de l’ouvrage en valeur. En effet, il n’est pas au centre de l’estampe mais dans la partie inférieure gauche, sur un piédestal supportant un lourd vase orné des armes du président Guillaume de Lamoignon, dédicataire de l’ouvrage. Au tout premier plan la signature et dans la partie inférieure, sous le trait carré, l’adresse typographique. Une adresse qui est latinisée, comme un écho à la langue de ce poème sur les jardins. C’est une composition des plus agréables, dans laquelle Flore disserte avec des putti. Chauveau a donné à la lettre toutes ses fonctions informatives, tout en privilégiant l’illustration. L’usage du latin se donnant quant à lui comme un préambule au texte du Jésuite.

       Lorsque la lettre gravée trouve place au sein de l’image, elle est le plus souvent circonscrite dans un élément ou un objet de la composition. C’est la disposition d’ensemble qui définit son rôle : elle peut ainsi apparaître comme une légende ou se fondre dans la représentation visuelle. Alaric ou Rome vaincue [13] est une longue épopée en alexandrins dans laquelle Georges de Scudéry a relaté la prise de Rome par le Wisigoth Alaric en 408. François Chauveau a composé un frontispice qui se présente tel un monument sculpté (fig. 5) : une architecture antiquisante avec architrave à métopes et triglyphes, deux pilastres encadrant une niche [14] dans laquelle se trouve Alaric, juché sur un piédestal. Le chef des Wisigoths paraît dans un costume à l’antique d’une libre interprétation fréquente dans les arts visuels et au théâtre. À ses pieds les vaincus enchaînés : Rome et le Tibre. Sur le piédestal, au centre de l’estampe, se trouve le titre gravé ; il achève la compréhension de l’iconographie du frontispice. La lettre ainsi disposée fait véritablement corps avec l’ensemble de la composition, renforçant l’effet de trompe-l’œil et faisant oublier qu’il s’agit d’un frontispice. Un procédé assez fréquent décrit ainsi par Marc Fumaroli :

 

La part de l’inscription du titre diminue au point de rendre nécessaire la répétition plus claire et plus lisible de celle-ci sur une autre page liminaire, sans autre décor que la typographie elle-même [15].

 

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[6] Ch. Martin, Manuel de bibliophilie, op. cit., p. 39.
[7] Jean Racine, Phèdre. Paris, C. Barbin, 1677, in-12. Vignette Charles Lebrun gravée par Sébastien Leclerc.
[8] La date d’exécution est inconnue, mais les armoiries de Colbert laissent penser qu’elle se situe avant la mort de ce dernier en 1683. A cette estampe s’ajoute une contre-épreuve sans lettre et sans les armes.
[9] « À ce mot, ce héros expiré / N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré (...) que méconnaîtrait l’œil même de son père », Phèdre, V, 4, v. 1567 et suiv. Nous n’aborderons pas ici la problématique de la transposition dans les arts visuels d’un événement de la pièce connu par le seul récit.
[10] Notre étude prend appui sur les collections de la Bibliothèque Municipale et du Musée des Beaux-Arts de Nancy. Nous tenons à remercier les conservateurs de ces institutions qui nous ont autorisée à reproduire ces estampes.
[11] René Rapin, Hortorum libri IV. Paris, S. Cramoisy, 1666, in-8. Titre-frontispice François Chauveau. Le nom de Chauveau est omniprésent dans cette étude, comme il l’a été dans l’histoire du livre illustré puisqu’on lui doit environ trois mille pièces.
[12] Jusque dans les années 1635, les titres-frontispices étaient le plus souvent des perspectives d’architecture, désignés par les termes de frontispice à portique ou de frontispice-retable. Ce principe a été abandonné pour proposer des compositions qui s’apparentent à des tableaux.
[13] Georges de Scudéry, Alaric ou la Rome vaincue. Paris, A. Courbé, 1654, in-4. Frontispice François Chauveau.
[14] L’ouvrage étant dédicacé à la reine Christine de Suède, la niche est surmontée de l’ancien blason de la Suède.
[15] M. Fumaroli, L’École du silence. Paris, Flammarion, 1994, p. 325.