Marges ou marginalia dans le manuscrit D
(Douce 360) du Roman de Renart

- Aurélie Barre
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Fig. 1. Brun pris au piège


Fig. 2. La forteresse de Renart


Fig. 3. La forteresse de Renart


Fig. 4. Le conseil du roi

       En marge du premier article sur les illustrations tardives du manuscrit D, texte en marge d’un autre texte, j’ajoute ces quelques lignes inspirées par les réflexions de Kenneth Varty. Pour moi, ces dessins marginaux fonctionnent comme une bande dessinée, un peu à la manière des vignettes du manuscrit I dont plus de 500 miniatures ornent les feuillets [1]. Les marges très narratives du Douce illustrent les principales étapes de la branche I : « Le Jugement de Renart ». Renart, comme à son habitude, est absent de la Cour plénière rassemblée par Noble alors que tout le monde l’accuse, et en particulier le coq Chantecler. Le récit est celui de sa venue à la Cour. Pourtant ces dessins ne sont pas seulement une image du texte, d’un des épisodes majeurs de la geste renardienne. Leur présence en marge tend aussi à les rapprocher des marginalia, devenues si fréquentes en particulier dans les manuscrits de la période gothique. À côté du texte, elles constituent un autre discours, plus marginal, parfois désordonné. Mais surtout, les marges du manuscrit D constituent la métonymie et la métaphore du personnage, baron révolté, dissident, et du récit renardien, à l’écart des récits sérieux ou officiels.

 

Pour une histoire en images

 

       Les onze dessins tous situés au bas des premiers feuillets de la branche constituent un décor historié ; ils reprennent les grandes étapes du récit et en premier lieu le forfait de Renart : Chantecler dirige le convoi funèbre de Coupée jusqu’à la Cour de Noble et porte plainte pour meurtre contre Renart. L’élément est déterminant puisqu’il est à l’origine du « Jugement ». Les trois ambassades sont ensuite croquées : Brun, Tibert et Grimbert se présentent successivement à Maupertuis. Les différents pièges sont tour à tour présentés : le broion enferme le museau et les pattes de Brun, les lacs retiennent Tibert prisonnier. Seul Grimbert parvient à convaincre le goupil de l’accompagner à la Cour ; il le confesse avant de partir. Renart comparaît enfin devant Noble et ses barons avant de prendre la fuite déguisé en pèlerin.
       Le « dessinateur » donne à ses vignettes une épaisseur de signes et de sens. Ainsi, il résume parfois en une unique image plusieurs épisodes. Lorsque Renart promet le miel à Brun, la ruche, toute imaginaire pourtant, est figurée, quelques abeilles semblent même voler au-dessus d’elle (fig. 1). Plus à droite, Brun est pris au piège d’un tronc d’arbre. Le même espace accueille donc le fantasme de Brun et le piège, alors que le taux de réalité de ces deux éléments est très différent (la ruche n’existe pas contrairement au piège). Il accueille aussi des moments éloignés : dans le récit, du temps sépare la parole de Renart et la fermeture du broion sur le museau de l’ours. Seul le sens de l’image, qui doit être lue, comme le texte, de gauche à droite, parvient à doter le dessin d’une dimension temporelle. Dans les marges des folios 6 et 7 (fig. 2 et 3), l’artiste trouve aussi le moyen d’exprimer la bivalence du logis de Renart, à la fois, dans le récit, monticule de terre et forteresse crénelée. Il superpose donc, selon le principe de la métaphore, les qualités des univers animal et chevaleresque et trouve le moyen de mettre en image cette constante hésitation entre zoomorphisme et anthropomorphisme très régulièrement présente, en particulier dans cette branche.
       Les dessins du manuscrit fournissent, en marge, mais parallèlement au récit, un autre mode de lecture qui peut se substituer au texte. Le récit est interprété, selon des codes cette fois visuels qui ouvrent dans les marges, à une autre époque, une nouvelle dimension. Ces images, seules compréhensibles aujourd’hui, puisqu’il nous est bien malaisé de déchiffrer l’écriture du XIVe siècle et de comprendre la langue d’oïl, et peut-être même déjà à l’époque de leur fabrication (entre les XVe et XVIe siècles), se substituent au texte.

 

En marge des enluminures

 

       Les marges du manuscrit D ne sont pas comparables à ses miniatures qui ouvrent la plupart des branches [2] et les enluminent. Plus naïfs que les miniatures normées des manuscrits, ces dessins, presque des dessins d’enfants, sont aussi de moindre valeur : le lavis et l’encre bruns contrastent avec les riches vignettes du manuscrit ornées de feuilles d’or et éclatantes de couleurs. Dans les dessins marginaux du Douce, la dignité des protagonistes est parallèlement nettement atténuée ; leur animalité est régulièrement privilégiée. Dans le dessin (fig. 4) [3], le roi perd sa couronne et son trône, pourtant traditionnellement représentés dans les illustrations renardiennes ; à quatre pattes, Noble est un lion avec une imposante crinière et une longue queue.

 

>suite
[1] Le manuscrit I (BnF f. fr. 12584) compte 157 feuillets et 513 miniatures narratives.
[2] Sur le mot « branche », cf. note 10.
[3] Traduction de J. Dufournet, Le Roman de Renart, Paris, GF-Flammarion, 1985, T. 1, p. 63.