Cadre, cadrage, encadrement : dispositif de
(dés)illusion. L’illustration romanesque
autour de 1780

- Benoît Tane
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Fig. 4. J.-M. Moreau et P. Duflos, frontispice, 1784

Fig. 5. P. Woeiriot, Loise Labbe
Lionnoise
, 1555

Comment l’illustration participe-t-elle de cette présentation faussement testimoniale ? La chose est difficile pour les images à moins que ces images ne soient elles-mêmes présentées comme des documents : par exemple, les portraits eux-mêmes qui circulent entre les personnages pourraient ainsi donner lieu à des estampes, qui feraient de ces objets fictionnels des objets appartenant au monde du lecteur. Mais la mode du portrait fictif dans l’illustration, alors même que le « médaillon » y est pratiqué de longue date, semble postérieure et décalée par rapport aux portraits thématisés dans les textes. Par exemple l’illustrateur d’une série de 1775 pour le Werther de Goethe, Chodowiecki (1726-1801), met en avant les portraits gravés de Charlotte (voir ici) et de Werther (voir ici), alors que le seul portrait du roman consiste en une silhouette de l’héroïne.

Le portrait de Julie, qui joue un rôle important et complexe dans La Nouvelle Héloïse, est bien au centre d’une scène de contemplation par Saint-Preux dès la première série de gravures, mais il ne constitue qu’un petit détail de l’image. Dans la série de 1788 (édition Poinçot, gravures d’après Marillier), cette scène est l’un des médaillons du frontispice de la deuxième partie, réduisant le portrait lui-même à rien dans l’image. C’est autre chose qui est entouré par l’encadrement ornemental et les médaillons : un spectacle auquel Saint-Preux pourrait assister à Paris.

Dans le quatrième frontispice, c’est la mort de Julie qui donne lieu à une scène en position centrale, entourée du décor et des médaillons. La multiplication des seuils met en évidence cette scène comme une image dans l’image, comme un ex-voto devant lequel les personnages viennent s’affliger.

Les cadres permettent à l’image de faire retour sur celui qui la regarde ; ils nous rappellent à quel point notre regard nous engage. Ce phénomène est particulièrement sensible dans la série du Novelist’s Magazine. Le regard surplombant du mascaron matérialise notre présence comme spectateur.

L’identification et le statut de cette figure n’en sont pas moins problématiques. Cette figure peut de fait être réduite au motif décoratif du masque (fig. 4).

Le masque, emprunté à l’Antiquité par l’architecture classique notamment au XVIIe puis au XVIIIe siècle, devient « mascaron ». Un dictionnaire de la fin du XIXe siècle précise ainsi à l’entrée « Mascaron » :

 

Ornement sculpté ou peint en forme de masque vu de face. Il y a des mascarons de style noble et des mascarons grotesques. On les place généralement au centre des arcades ou dans l’axe médian des décorations à cause du principe de décoration qui veut que la figure humaine ne soit jamais à un plan secondaire dans le décor [17].

 

Cette dernière remarque, non sans intérêt pour nous, s’éclaire dans l’article « Décoration » :

 

Il y a une hiérarchie dans les motifs décoratifs, hiérarchie qu'il faut observer dans la subordination des éléments du décor Il serait fautif, par exemple, d'encadrer un motif de fleurs dans une bordure où figureraient des animaux et des figures humaines [18].

 

Nous aurions même affaire plus précisément au « mascaron noble » :

 

Le mascaron noble a été caractéristique du style Louis XIV. Il consiste en une figure imberbe d'un ovale plus large en haut qu'en bas, avec cheveux séparés en deux sur le front. Le plus souvent, la tête est placée sur un fond de rayons divergents qui font allusion au soleil, symbole de Louis XIV [19].

 

Les précisions historiques touchent ici leur limite puisque les gravures qui nous intéressent sortent largement du règne de Louis XIV et même le « style » Louis XIV n’a plus court dans les années 1780.

Cette figure par ailleurs ne saurait être purement ornementale. Dans le catalogue d’une exposition qui s’est tenue au Louvre, les auteurs établissent un lien entre cet ornement et le gorgoneion antique, auquel on attribuait dans l’Antiquité une valeur apotropaïque, et qui fut largement utilisé dans les allégories de la peinture [20].

Si tout tableau fait retour sur celui qui le regarde, cette figure, présente ou sous-jacente, joue un rôle capital. En ce sens la figure surplombant le cadre des illustrations, dont le cadrage même est déjà modélisé par l’effraction, renforce l’effet de seuil et la transgression par laquelle nous accédons à l’image.

Ce fonctionnement diffère sans doute de celui qu’on trouve par la suite. Ségolène Le Men et Constance Moréteau opposent nettement « cette image de rêve flottante et déchiquetée sur ses bords qu’est la vignette [romantique] » [21], caractérisant aussi ce qu’elles appellent le « livre illustré », et la forme antérieure de livre « orné de figures ». On pourrait souligner à quel point les « bords » sont ici tranchés : dans le livre « avec figures » qu’est le roman du XVIIIe siècle, encadrement comme cadrage soulignent la fonction « scénique » de ces images, sur le modèle de la fenêtre albertienne découpée sur le monde [22].

Dans le dispositif du livre « avec figures » du XVIIIe siècle et du roman en particulier, pour faire fonctionner la relation à la fiction, il faut pratiquer le paradoxe ; il ne faut pas de cadre flottant et flou mais multiplier les obstacles visibles qui servent d’écrans et matérialisent l’effraction du regard par lequel la scène se constitue. L’encadrement, en ce sens, pourrait être la manifestation la plus simple des « écrans » que Stéphane Lojkine identifie dans le dispositif scénique omniprésent dans l’illustration du XVIIIe siècle [23].

Encadrement et cadrage apparaissent comme deux composantes du cadre des gravures d’illustration, engageant davantage que des choix de composition du livre. Il ne s’agit pas de nier la fiction et de la prendre pour la vérité, il s’agit pour le lecteur spectateur de participer à la fiction et cela peut passer par des éléments en apparence anodins du cadre.

Dans l’ouvrage polémique qui dénie à Louise Labé l’attribution de ses Œuvres, Mireille Huchon exploite entre autres une petite figure présente au bas du seul portrait connu de la femme de lettres, réalisé en 1555 par Pierre Woeiriot (1532-1599) [24]. L’auteure identifie cette figure à Méduse, dont le rapprochement avec Louise Labé serait « dévalorisant ». Nous n’entrerons pas dans ce débat de seiziémistes. Remarquons simplement que sur l’exemplaire du Département des Estampes, le cachet de la Bibliothèque Royale est d’ailleurs apposé exactement sur ladite figure et que si – sans parler de la regravure par Henry-Joseph Dubouchet au XIXe siècle -- l’épreuve de l’Albertina est mieux préservée (voir ici), l’identification iconographique reste difficile et toute la démonstration qui en découle précaire dans la mesure où l’analyse de cette figure y est essentiellement iconographique (Méduse ou non ?) et symbolique (dévalorisation du portrait) (fig. 5).

Les figures qui nous intéressent appartiennent aussi à l’extrême détail de l’image et comme à sa marge extérieure. Et la question de leur identification est loin d’être anodine, mais alors que cette question occupe seule la démonstration sur le portrait de Louise Labé, les mascarons valent surtout pour leur place au sein du dispositif d’encadrement. Ils ne ressemblent pas à Méduse, ils en occupent la place spatiale et imaginaire avec laquelle le spectateur doit négocier devant le cadre de l’estampe.

 

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[17] P. Rouaix, Dictionnaire des arts décoratifs, art. « Décoration », A la librairie illustrée, s.d. [fin XIXe], pp. 601-602, (en ligne sur Gallica. Consulté le 26 août 2023).
[18] Ibid., p. 355.
[19] Ibid., p. 601.
[20] Masques, mascarades, mascarons : De l’Antique aux romantiques, préface de J. Starobinski, sous la direction de F. Viatte, V. Jeammet et D. Cordellier, Paris, Louvre/Officina Libraria, 2014.
[21] S. Le Men et C. Moréteau, « Illustration », Encyclopædia Universalis.
[22] Sur ce point voir B. Tane, art. « Figure », Dictionnaire encyclopédique de l’illustration, sous la direction de P. Kaenel et H. Védrine, à paraître.
[23] Voir notamment S. Lojkine, La Scène de roman, Paris, Armand Colin, 2002, pp. 87-94.
[24] M. Huchon, Louise Labé. Une créature de papier, Genève, Droz, 2006, pp. 108-114. Pour une réfutation de cette thèse, voir D. Martin, « Louise Labé est-elle "une créature de papier" ? », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 63, 2006. pp. 7-37.