Cadre, cadrage, encadrement : dispositif de
(dés)illusion. L’illustration romanesque
autour de 1780

- Benoît Tane
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 1. T. Stothard et A. Walker,
Clarissa
, 1784

Fig. 2.

Fig. 3. Anonyme, Elévation de la galerie du rez-de-chaussée
du château Borély
, ap. 1767

Ces deux modèles masquent l’importance d’un autre dispositif majeur du roman illustré, au moins depuis les années 1740, et qui ne sera vraiment modifié que par le livre romantique des années 1830. Il est constitué des estampes pleine-page insérées en position de frontispice ou face à une page de texte au moment de la reliure d’un volume. Cette insertion obéit à une contrainte technique mais elle engage aussi le fonctionnement des livres à deux niveaux. D’une part, les estampes organisent une scansion spécifique, susceptible d’interférer avec le rythme du texte. D’autre part, elles participent d’un face à face du texte et de l’image. Aussi ce modèle du face à face est-il un dispositif en diptyque. Le livre « avec figures » présente non seulement ses images en pleine page mais souvent sans encadrement – quoique non sans cadrage – ou avec un simple filet ou un encadrement répété, ce qui serait indifférent s’il ne permettait d’identifier une série ou une collection.

Un exemple est révélateur à la fois du dispositif qui nous intéresse et des différences avec les autres modèles : Le Novelist’s Magazine, qui a été publié de façon périodique mais irrégulière par Harrisson à Londres entre 1780 et 1788. Il anticipe sur les grandes anthologies périodiques du début du XIXe siècle comme The Bristish Novelists (1810) et Ballantyne’s Novelist’s Library (1821-1824) [6]. Cette publication anglaise est certes un cas particulier et ne saurait être exemplaire de toute la production européenne du siècle, mais elle permet de mettre à distance les modèles et du livre-bibelot et du livre-monument.

Il s’agit d’une série particulièrement nombreuse de 23 volumes, publiés à un rythme irrégulier et proposant pas moins de soixante rééditions de succès romanesques du siècle. Chaque volume d’environ sept cents pages peut rassembler plusieurs œuvres, intégrales et souvent longues, sur deux colonnes et dans un corps assez petit. L’ordre n’est pas chronologique : Grandisson figure ainsi dans le volume de 1782, Clarissa en 1784 et Pamela en 1785, soit exactement la chronologie inversée de celle qui a présidé à la publication de ces trois romans de Richardson (1740, 1747-48 et 1757). Les statuts et les origines des œuvres sont hétérogènes, mêlant des romans tant anglais (majoritaires) que français, comme une traduction de La Vie de Marianne, adaptée sous le titre The Virtuous orphan dans le volume XVI, daté de 1784 [7].

Cette publication se caractérise enfin par d’importantes séries d’illustrations, assurées par des collaborateurs récurrents : Grandisson comporte ainsi 28 gravures d’après Thomas Stothard (1755-1834), Clarissa 34 gravures d’après le même dessinateur, Pamela 16 gravures d’après Edward Francis Burney (1760-1848). Il s’agit au demeurant d’exemples de « réillustration », les romans de Richardson ayant été illustrés précédemment et rapidement, notamment dans leurs versions françaises (fig. 1).

A cette récurrence des collaborateurs s’ajoute enfin la répétition de l’encadrement, cette publication s’appuyant effectivement sur une uniformisation que l’on qualifiera d’autant plus facilement de « marketing » que quarante ans plus tôt, les stratégies commerciales de l’imprimeur Richardson, mort en 1761, avaient contribué au succès de Pamela [8].

L’encadrement adopte systématiquement le même principe, que l’on peut tenter de décrire avec le vocabulaire technique de l’ornementation : en haut, au centre, sur un fond rayonnant, un mascaron, sur lequel nous reviendrons ; en bas, symétriquement, un cartouche avec le titre simplifié du roman. Ces deux éléments commandent par ailleurs une symétrie axiale verticale qui affecte la large bordure, dotée elle-même d’une découpe spécifique, les guirlandes laurées tombant des deux angles supérieurs de la bordure depuis deux rosettes à droite et à gauche ou festonnées entre les rubans et le cartouche, et enfin les guirlandes de fleurs qui semblent descendre du mascaron et passer derrière la bordure, à droite et à gauche.

Il ne s’agit pas pour autant d’un cadre gravé réutilisé pour chacune des images. On remarque que l’encadrement n’est pas répété à l’identique ; l’œil perçoit des différences qui semblent sans intérêt esthétique et qui ne sont pas homogènes : présence ou non d’adoucissements en forme de console, forme variable de ces ornements et jusqu’aux traits du mascaron, qui semble moins animé d’une physionomie propre que de variations purement conjoncturelles... En revanche ces variations signalent un processus de production : chaque encadrement a été réalisé avec chaque estampe et fait de ce point de vue partie intégrante de l’image. Il n’est par ailleurs pas dû à Stothard mais il semble produit par le graveur ou d’autres graveurs de l’atelier.

Pourtant le simple réemploi et la pure répétition seraient possibles. On sait que c’est une pratique répandue des imprimeurs-libraires dans le cas d’ornements amovibles sur bois utilisés de façon combinée les uns avec les autres [9] ; les encadrements sur cuivre pourraient également être gravés à part et associés à différentes images centrales [10]. L’encadrement pourrait être par ailleurs comme le signe d’une origine ou d’un devenir autonome de l’image d’illustration par rapport au livre illustré : la gravure, imprimée à part, peut rester hors du livre ou lui être soustraite et exposée de façon autonome.

Ici, l’encadrement, par sa banalité même et par ses variations infimes, inscrit à l’inverse l’image dans un ensemble, celui de la série et de la collection à laquelle elle appartient et dont elle ne semble pas pouvoir s’affranchir.

 

Cadrage et image

 

Les images d’illustration insérées dans un livre font en outre appel à un cadrage vertical assez étroit. Il n’est évidemment pas spécifique : sortir de la seule illustration et de la seule gravure nous permet peut-être de mieux cerner ces dernières. Tentons une expérience visuelle (fig. 2).

Une telle image fait penser à nombre d’images insérées dans des romans : deux femmes, vêtues à la mode du début du règne de Louis XVI, écoutent un homme plus âgé et véhément. Mais à quelle histoire correspondrait une telle saynète ? La notice de ce document, proprement iconographique et historique, ne parle que d’une « petite scène comique » et signale à propos de l’homme : « les vêtements et la perruque démodés évoquent plutôt le début du règne de Louis XIV » [11]. Il ne s’agit de fait pas d’une illustration, pas plus que le détail que nous présentons ne respectait le cadrage d’origine. Il ne s’agit enfin pas d’une gravure mais d’un dessin qui représente un décor pour la galerie du château Borély, à Marseille (fig. 3) [12].

 

>suite
retour<
sommaire

[6] M. Gamer, « A Select Collection: Barbauld, Scott and the Rise of the (reprinted) Novel », dans Recognizing the the Romantic Novel. New Histories of British Fiction, 1780-1830, sous la direction de J. Heydt-Stevenson  et C. Sussman, Liverpool University Press, 2008, pp. 155-191.
[7] B. Tane, « Les figures dans La Vie de Marianne : spectacle, illustration, imagination », dans Malice, actes du colloque « Marivaux entre les genres. Le corps, la parole, l’intrigue », sous la direction de M. Brunet, Aix en Provence, 2015 (en ligne. Consulté le 26 août 2023).
[8] Voir sur ce point T. Keymer et P. Sabor, Pamela in the marketplace, Cambridge University Press, 2005, p. 172. Dans ce volume, voir p. 174 la reproduction d’une estampe pour Pamela dans la Novelist’s Magazine, 1785.
[9] Voir l’article de Philippe Maupeu dans ce volume.
[10] Voir l’article d’Anna Baydova dans le présent volume.
[11] L’Art et la Manière. Dessins français du XVIIIe siècle des musées de Marseille, sous la direction de Luc Georget et Gérard Fabre, Milan, Silvana Editoriale, 2019, p. 196.
[12] Ce dessin appartenait à la collection du Château Borély avant son entrée dans les collections de la ville de Marseille en 1869 ; il est considéré, avec un dessin de plafond de dimensions identiques, comme un « projet pour le décor d’un salon » destiné à la galerie ouest du rez-de-chaussée du Château (Ibid.).