Je freinai brutalement. Petite Sœur fut projetée en avant. Distrait, j’avais été à deux doigts de renverser un cycliste. Celui-ci continua sa route sans se retourner, en levant un poing vengeur.

― Ça ne va pas ce soir, dis-je. J’ai dû tirer une mauvaise carte.

Je redémarrai et me dirigeai à petite allure vers les étangs à l’est de la ville. L’envie de fumer me taraudait. Je guettais avec impatience l’enseigne d’un magasin de nuit où je pourrais m’approvisionner en cigarettes. Peine perdue. Ça me rendait nerveux et, bien que n’ayant pas envie de parler, je lui demandai :

― Vous savez que Sam Shepard est mort ?

― Non. Quand ?

― Il y a quelques jours. On l’a annoncé ce soir à la radio.

― De quoi ?

― D’une maladie qui vous bousille tous les muscles en deux ou trois ans. La maladie de Charcot. Aucun remède.

― C’est affreux, dit-elle, mais manifestement elle pensait à autre chose. 

Quand nous arrivâmes, je garai la voiture le long d’une allée qui bordait l’un des étangs. Mon attention se porta un instant sur les eaux noires hérissées de petites vagues lunaires. Puis je me tournai vers Petite Sœur. Elle regardait droit devant elle, fière, impénétrable. Etait-elle ébranlée par la mort de Sam Shepard ? Peut-être. Peut-être pas. Je ne connaissais pas le mode d’emploi des femmes riches. Celles qui, comme Petite Sœur, pouvaient se permettre d’être belles sans maquillage, malgré leur pâleur, et dont les yeux n’étaient soulignés d’aucune patte-d’oie malgré toutes les fois où elles avaient pleuré en cachette.

L’accident n’avait pas réussi à m’arracher la vie, même pas une jambe, même pas un pied, mais il avait réussi à m’arracher une femme et un fils. Petite Sœur ne savait rien de mon drame, mais elle devinait que s’était produit l’inimaginable, et elle aussi avait un secret, j’en étais persuadé, ces choses-là se sentent entre nous à qui, avec le reste, on a arraché la moitié du cœur.

Nous sommes différents, voilà tout.

Sauf que l’autre moitié du cœur continue à fonctionner.

― Vous savez que j’ai une maîtresse, dis-je.

Elle regardait toujours dehors, au-delà du pare-brise. Pas un frémissement n’apparut sur son visage.

― Vous, je n’aurais pas osé. J’aurais eu trop peur de vous perdre. On ne perd que ce qu’on possède. J’ai eu tort. Je vous demande pardon.

Comme elle restait de marbre, je songeai que j’avais parlé pour rien. Elle-même avait dû suivre un chemin analogue. Mais ce chemin-là, comme tous les autres, était un leurre. Un cul-de-sac. Mon paquet de cigarettes était vide, son cadeau égaré, peut-être volé à l’heure qu’il était, et de notre nuit d’exception, où je devais l’emmener à la mer, au casino, sur la Lune si elle l’avait voulu, il ne restait qu’une illusion, un mensonge.

― Nous étions complices, dis-je.

― Tout cela n’a plus d’importance, murmura-t-elle.

Elle émit un soupir de lassitude.

― C’est fini, si je comprends bien ?  

Petite Sœur hocha imperceptiblement la tête.

― Pourquoi ?

Elle garda son air absent, buté.

― Pourquoi ?

Comme si je ne le savais pas ! En fait, je le pressentais depuis le début, avant même d’être entré au Cyclope, dès le moment où j’avais entendu que Sam Shepard était mort. Et peut-être encore bien avant, depuis le tout début, lors du premier regard échangé qui nous avait fait nous retourner l’un sur l’autre.

Je tendis le bras, pris son menton et la forçai à me faire face.

― Petite Sœur, vous vous rappelez le parc des Grands Oiseaux ? L’avion dans le ciel qui nous faisait signe…Vous vous rappelez combien nous étions heureux, ce soir-là ?

Elle battit des paupières.

― Je t’aime, prononçai-je d’une manière inaudible.   

En un instant, elle devint d’une pâleur extrême.

J’eus le sentiment de lui avoir enfin offert le cadeau qu’elle attendait depuis si longtemps, mais déjà elle détournait les yeux. C’était un cadeau égaré, au contenu secret, volé par le destin avant même d’être offert. Le seul dont j’étais capable, et sans doute le seul qu’elle pût accepter.

 

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