Nous bûmes presque par obligation et lorsque je reposai mon verre sur la table, je me demandai si mes yeux brillaient autant que les siens, et ce que cela signifierait vraiment, sinon que nous serions à nouveau sur un pied d’égalité, légèrement ivres l’un et l’autre. Elle ivre ? Ce n’était pas son genre. Du moins, à ma connaissance.

Furtivement, je repensai à notre promenade dans le parc des Grands Oiseaux, le tout premier jour. Avant qu’un gardien ne referme la grille. Nous aurions pu être enfermés, elle et moi, dans cette cellule aux arbres odorants, sous la promenade des avions, imaginant les sons en provenance du kiosque à musiciens. Est-ce que la grille se refermait déjà sur notre histoire ?

― On y va ? dis-je en me levant.

Nous sortîmes du box.

― Soyez sages ! lançai-je à l’adresse de nos voisins.

Je fis deux ou trois mètres dans le couloir à la suite de Petite Sœur avant de me raviser. Revenu sur mes pas, je leur chuchotai les mots qui venaient de me traverser l’esprit et qui me paraissaient soudain d’une importance capitale.

― C’est bien de se disputer, cela fait partie de l’amour. Ça prouve qu’il est encore vivant.

Ils me regardèrent éberlués. La fille me demanda de quoi je me mêlais.

― Vous êtes jaloux ? me lança le type en rigolant.

Je ne sus que répondre, gêné par la médiocrité des propos que je venais de tenir.

Petite Sœur m’attendait dehors. Il faisait quasi nuit, à présent. L’air avait fraîchi. Un léger vent soufflait. Des nuages serrés les uns contre les autres piétinaient le ciel, tels des chevaux lancés à toute allure sur un champ de course. J’avais envie de fumer. Je tâtai ma poche. Mon paquet de cigarettes était plat, vide. Comment ne m’en étais-je pas aperçu en allumant la dernière ? C’est toujours après, quand la partie est jouée, qu’on prend conscience que le paquet est vide, qu’il n’y a plus rien à faire, sinon à laisser les dernières scories se consumer d’elles-mêmes.

― Petite Sœur, dis-je. Vous avez froid.

― Un peu, oui. Un soir d’été. C’est étrange, n’est-ce pas ?

Je passai mon bras sur ses épaules, les serrant très fort, collant mon flanc contre le sien, pour lui donner un peu de ma chaleur, de mon énergie. Nous marchâmes d’un bon pas vers ma voiture, bien que mon pied me fît à nouveau souffrir.

Elle parut le remarquer.   

― Il vous fait mal ?

― Oui. Les douleurs, c’est tenace. Comme les odeurs. Surtout les jours de pluie, ajoutai-je. Je parle des douleurs, bien sûr.

J’ouvris sa portière. Puis la mienne.

― Petite Sœur, je suis désolé, dis-je une fois que nous fûmes installés, ceintures de sécurité attachées, et que j’eus allumé le moteur qui se mit à ronronner.

Quelques gouttes tombèrent sur le pare-brise.

― Désolé de quoi ?

― Je ne sais pas, mais je suis désolé.

― Moi aussi, dit-elle d’une voix grave. Je suis sincèrement désolée.

Je démarrai et suivis un taxi en maraude dans le quartier. Sa petite lumière jaune sur le toit me rassurait. Les rues étaient désertes. Parfois un passant, parfois un chien errant. Le taxi s’arrêta devant une maison, où un couple attendait devant la porte. Je poursuivis mon chemin et roulai sans savoir où j’allais. Petite Sœur se taisait. J’aurais voulu revenir sur le cadeau de ce soir, lui demander le pourquoi de ce geste insolite, quand je me rendis compte avec horreur que je l’avais oublié au Cyclope. Je me sentis blêmir mais je me gardai bien de lui en parler. Puis je pensai à autre chose, à tout et à rien.

 

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