Formes de l’illustration au XVIIIe siècle :
la ligne et la page ?

- Benoît Tane
_______________________________

pages 1 2 3 4

Pourtant, l’autonomisation potentielle de l’estampe par rapport au livre est telle que son insertion relève des aléas du bricolage, qu’il s’agisse d’erreurs, de vols ou de collections uniques… Ces métamorphoses du livre ne sont pas seulement celles du montage des images mais elles sont également celles de l’image elle-même, dont la production donne lieu à un ensemble de variations, depuis les croquis préparatoires, les dessins qui peuvent être en couleurs et pas à l’échelle, les dessins au carreau, la succession des « épreuves » qui attestent des modifications apportées à la planche. Les tirages considérés comme définitifs et insérés dans les volumes sont eux-mêmes les points de départ de tout un réseau de contrefaçons avec autant de déplacements, qu’il s’agisse de réduction, d’inversion, de déformation ou d’actualisation…

Une telle variation rend problématique l’approche du livre illustré comme objet dont l’organisation serait fixée en vertu de règles d’harmonie. Concevoir le livre comme un bijou parfait est peut-être même une façon de mettre à distance ce risque que constituent pour une telle approche de l’objet esthétique la variation et le mélange. Ainsi, dans une perspective bibliophilique esthétisante, les deux pôles de l’œuvre d’art, le pôle artistique et le pôle esthétique, sont envisagés tous deux mais directement reliés. La création du livre illustré est alors placée sous l’égide de la seule autorité capable de conjuguer la présentation du texte et des images, celle de l’éditeur. Or, si le rôle de celui-ci est important, on voit bien que dans le meilleur des cas, il renvoie à la présentation matérielle du texte et des images : typographie et mise en page sont les deux aspects d’un art du livre qui se met effectivement en place. Les études littéraires sur l’illustration cherchent bien souvent, et naturellement, quant à elles, à remonter à une autorité artistique commune : pourtant, les cas d’illustration auctoriale ou simplement partiellement contrôlés par l’auteur du texte, sont extrêmement  rares. Sans s’attarder sur cette question de l’autorité, fondamentale et problématique dans l’illustration mais qui déborde le présent développement, force est de constater qu’il s’agit bien souvent avant tout d’établir un lien, dont l’homogénéité serait la garantie de l’harmonie qui présiderait à la création ; cette homogénéité s’appelle le « goût » chez les Goncourt : c’est le goût qui constitue le principe unifiant de la réception, entre des arts a priori différents mais associés dans un même objet, et la règle sociale uniformisante d’un public, dont les Goncourt ne cachent pas qu’il n’est certes que de connaisseurs mais, précisément pour cela, réunis autour d’un même plaisir.

Tout se passe donc comme si on tentait de faire l’économie de la rupture technique entre le texte et l’image : d’ailleurs, il est symptomatique que le livre représentatif d’une telle approche soit Les Baisers, c’est-à-dire ne présentant, en tant que livre entièrement gravé, aucune rupture technique. Que ces connaisseurs, devenus collectionneurs, constituent des ensembles uniques ne présente qu’un paradoxe apparent : la collection est précisément cette façon de compenser le désordre du monde par sa mise en forme dans un microcosme réduit et maîtrisable. Rassembler les différents états d’une estampe, leur adjoindre le dessin, voire différents dessins préparatoires quand on est assez riche pour se le permettre, c’est célébrer paradoxalement un art du livre, dévolu à la production sinon de masse, du moins à un certain nombre d’exemplaires, par l’intermédiaire d’un exemplaire radicalement unique et parfait, ou par le biais d’un livre entièrement gravé, comme la forme la moins industrielle de cette production.

Derrière cette double approche du livre illustré, celle de la ligne et de la page, se profile le modèle idéal dont le lecteur du livre a du mal à faire son deuil : le modèle du manuscrit. L’importance de la ligne est associée à la continuité de la graphie manuelle cursive, par opposition à l’art de la composition de la typographie par caractères mobiles. Cette opposition symbolique est d’autant plus prégnante que la composition du texte, à la main, renvoie effectivement à la discontinuité initiale des plombs. Il faudra attendre l’invention de la composition mécanique, dont des essais interviennent dès 1820 mais que seule la linotypie permettra de développer à la fin du XIXe siècle [20], pour renouer avec une forme paradoxalement plus proche de l’écriture ; et cela d’autant plus que l’écriture elle-même va finir par relever majoritairement, dans l’imaginaire, du tapuscrit. Dans cette logique, le livre entièrement gravé par exemple n’est pas si éloigné symboliquement du volume entièrement manuscrit, encore très utilisé au XVIIIe siècle, pour la création mais aussi pour la diffusion des œuvres, qui contourne ainsi le contrôle royal lié à l’impression [21].

Mais le manuscrit joue aussi en faveur d’une littérature du témoignage ou plutôt d’une fiction de la trace, indicielle, c’est-à-dire sans les artifices de l’art. S’il y a bien, au XVIIIe siècle, une nécessité et peut-être un goût pour une telle production, à rebours de la logique industrielle qui se met en place, avec son corollaire qu’est la diffusion de masse, il est assez clair que ce goût ne pouvait que plaire aux esthètes de la fin du XIXe siècle : lorsque le siècle passé revint à la mode, ce fut sous la forme d’un XVIIIe siècle non tourné du côté de la subversion mais tout entier dévolu au plaisir et au « joli », pour reprendre l’adjectif fétiche des Goncourt.

La ligne et la page sont peut-être en définitive deux caractéristiques non tant des estampes elles-mêmes que des estampes conçues comme illustrations ; des images comme des pages, réductibles donc à quelque chose du livre, partie prenante de ce support englobant dont on veut croire qu’il garantit la culture ; des images faites de lignes, assimilables sinon identifiées à quelque chose du texte, sœurs du vecteur auquel toute la pensée logocentrique nous ramène. Ces estampes pourtant ne laissent pas de poser problème à cet ensemble hétérogène, mouvant et précaire qu’est le livre et qui engage rien moins que la notion même d’œuvre… A l’unité du livre, conçue comme une harmonie, dans sa création comme sa réception, il faut substituer une hétérogénéité radicale ; celle-ci n’interdit pas la rencontre, puisque l’objet livre illustré existe effectivement et qu’il est même central pour comprendre le rapport à la littérature de cette époque par une instance unique mais dédoublée et en tension, celle d’un lecteur-spectateur.

Dans cette perspective, plus que la page, c’est surtout le modèle de la feuille, qui tient aux modalités techniques de l’estampe, qui devrait s’imposer ; davantage que la ligne, c’est l’opacité des formes qui marque l’expérience que l’on peut avoir de cet objet : ce support est plus que tout le point de départ des métamorphoses du sens.

 

>sommaire
retour<

[20] F. Barbier, Histoire du livre, Paris, A. Colin, 2e édition, 2006, pp. 262-263.
[21] F. Moureau, La Plume et le plomb, espaces de l’imprimé et du manuscrit au siècle des Lumières, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, passim.