Formes de l’illustration au XVIIIe siècle :
la ligne et la page ?

- Benoît Tane
_______________________________

pages 1 2 3 4

partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Les métamorphoses du support renvoient, d’abord, aux mutations historiques et techniques qu’implique la longue durée. Le XVIIIe siècle, qui constitue le terme du panorama brossé ici, est d’ailleurs davantage le point d’aboutissement d’une évolution séculaire qu’une étape vers le livre industriel du XIXe siècle. Si cette période ne manque pas d’innovations techniques, non tant dans le domaine de l’impression du texte que dans celle des images, comme par exemple l’impression en couleurs ou la gravure « en manière de crayon » dans les années 1760, la vraie seconde révolution du livre est ultérieure. Le XVIIIe siècle voit plutôt se généraliser des techniques, comme celle de la gravure à l’eau-forte qui avait déjà été pratiquée comme un art à part entière, ou s’associer les unes aux autres, comme celle du burin, désormais complément de l’eau-forte après avoir été une technique privilégiée. En revanche, rétrospectivement, cette époque peut être perçue comme un stade préindustriel, essentiellement en vertu de la progression quantitative de la production éditoriale, qui a préparé le public à la diffusion de masse qui suivit. Cet accroissement est en général attribué à la diffusion des petits formats, quoique les grands formats fussent toujours exploités voire multipliés à la fin du siècle pour les éditions de prestige, mais aussi à l’illustration devenue dans le courant du siècle une véritable « manie » [1].

Néanmoins, ces mutations techniques et historiques ne doivent pas être le seul champ d’exploration des métamorphoses. Le livre illustré du XVIIIe siècle est lui-même au centre d’un ensemble d’opérations de montage, qui confinent parfois au bricolage, et qui en font un objet mouvant. Les deux domaines ne sont d’ailleurs pas incompatibles puisque pour rendre compte de ce caractère précaire du livre illustré, il convient d’intégrer des éléments techniques.

Cette précarité du livre illustré de cette époque s’appuie sur l’entre-deux fondamental dont relève l’illustration en général. Il faut dans cette perspective aborder l’illustration non comme une image mais comme une relation entre une image matérielle et un texte. Parler de relation illustrative permet de la concevoir comme un processus et non comme le seul résultat de celui-ci, qui varie en effet très fortement selon les époques, les techniques et les supports. Cette relation est d’ailleurs hautement problématique à différents niveaux [2]. Le « support », qui peut se comprendre à la façon des historiens de l’art, ici essentiellement la gravure, et des historiens du livre et plus spécifiquement de l’imprimé, qui cherchent à tenir compte des techniques convoquées dans la réalisation d’un objet artistique, doit aussi ouvrir une perspective médiologique, qui associe davantage le message et son vecteur. Une telle approche n’enferme pas dans un lien de subordination domaine technique et dimension artistique, la pratique et la théorie, le support matériel et l’apport intellectuel, et permet d’en dépasser l’opposition. L’étude du livre illustré peut exploiter avec profit une telle perspective, qui n’est que rarement convoquée dans les études littéraires, à l’inverse du domaine scientifique [3]. De fait, il faut faire justice d’une approche du livre illustré du XVIIIe siècle, et en particulier des éditions illustrées d’œuvres littéraires, sous le signe d’une unité, d’une fixité ou d’une harmonie qui découlent de la bibliophilie dans le terreau de laquelle l’étude du livre illustré a pris naissance, notamment par le biais des Goncourt, et qui a durablement orienté la discipline [4].

Pour ce faire, on peut s’interroger à deux niveaux sur les métamorphoses que la présence de l’image induit dans le livre. Il s’agit d’une part de l’appréhension de l’estampe elle-même en regard du texte, qui engage le jeu de la ligne et du texte mais aussi de la ligne et de sa rupture, de la taille et de la tache… ; il s’agit d’autre part de l’insertion de l’image dans le volume que constitue le livre, qui ouvre à l’association de la page et de la feuille, du pli et du feuillet… La ligne et la page, telles sont les deux entrées techniques et peut-être autant imaginaires, que convoquerait le livre illustré et dont nous pourrions esquisser l’examen critique.

 

La ligne

 

Au XVIIIe siècle, les techniques de gravure sont souvent considérées comme un art de la ligne. La gravure, essentiellement « en creux », procède effectivement d’un tracé direct dans la plaque de cuivre qui peut la rapprocher de la cursivité de la graphie manuelle, voire du dessin ; à l’inverse, la gravure « en relief » ménage certes elle aussi des lignes mais en les « épargnant » dans la masse du bois. Cette spécificité de la gravure en creux est très nette dans le cas du burin puisque l’on fait avancer le ciseau biseauté dans la plaque de cuivre en le poussant, presque à plat, avec la paume de la main, en faisant tourner la plaque : on creuse donc littéralement une ligne, une « taille » dont la continuité et la netteté – on ôte les barbes du métal – doivent être parfaites pour garantir la beauté du tirage. Certains effets s’inscrivent d’ailleurs clairement dans cette logique de la ligne puisque la profondeur de la taille varie avec l’intensité de la pression que l’on exerce sur le burin et induit aussi, du fait du biseau, des largeurs différentes pour une même ligne.

Pourtant, la gravure ne s’en tient jamais à la ligne au sens strict, sauf tour de force extrême où la ligne peut même être unique comme dans le cas de la « Sainte-Face » de Claude Mellan [5]. En règle générale, la gravure procède par tailles multiples, parallèles d’abord, croisées ensuite de contre-tailles (deux tailles croisées en losange, trois tailles, quatre tailles, des tailles perpendiculaires…) : c’est ce réseau de lignes qui fait les nuances de l’estampe. Le burin serait alors au mieux un art des lignes dont les croisements déterminent les effets majeurs.

Avec l’eau-forte, procédé « en creux » privilégié au XVIIIe siècle, la ligne devient moins dominante encore. Cette technique consiste à dessiner avec une pointe dans la couche de vernis dont on a recouvert la plaque au préalable. Le vernis protège la plaque de l’action de l’acide nitrique dans lequel on la plonge : seules les zones découvertes par le dessin sont creusées par l’eau-forte : il ne s’agit plus de creuser manuellement des tailles mais de laisser le produit chimique faire le travail de « morsure ». Le tracé du stylet peut alors quant à lui être aussi léger et délié que des traits de crayon. En outre, cette technique s’accorde très bien avec d’autres traces que le trait, comme le pointillé qui cherche à rendre les chairs. La gravure « au pointillé » est même devenue une technique à part entière, de même que la gravure « en manière de crayon » qui procède du même principe. Cette invention, dont la paternité est discutée dès l’origine [6], pousse le rejet des lignes de taille jusqu’à imaginer un tracé qui ne soit qu’un ensemble de points minuscules ; un tel principe rejoint d’ailleurs ce dont l’Encyclopédie fait très clairement le fondement même de chaque trait de crayon [7]. Le dessin, art du trait discontinu plus que de la ligne, se révèle ici sinon un art du point ou du pointillé, du moins un art du geste dont le tracé est le vestige, dans l’épaisseur désordonnée duquel la gravure permet d’entrer.

 

>suite
sommaire

[1] Voir P. Kaenel, « Illustration », dans Dictionnaire européen des Lumières, sous la direction de M. Delon, Paris, P.U.F, 1997, p. 575.
[2] Je me permets de renvoyer à l’ouvrage issu de ma thèse sur ce point. Pour résumer, on ne peut s’appuyer ni sur l’identité absolue du contenu de l’image et du texte, ni sur leur homogénéité matérielle, ni même sur la nécessité de leur relation – leur succession chronologique étant un moindre problème. On doit donc tenir compte de la polyvalence thématique, de l’indifférence du medium, de la contingence de l’illustration et de l’antériorité du texte (B. Tane, Avec figures. Roman et illustration au XVIIIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2014, Chapitre 1 : « L’illustration : histoire et technique », en particulier pp. 36-44).
[3] Je pense par exemple au livre que M. Sicard a consacré au domaine particulier de l’image scientifique et, pour la première partie, à la gravure : La Fabrique du regard. Images de science et appareils de vision (XVe-XXe siècles), Paris, O. Jacob, « Le champ médiologique », 1998, pp. 15-91.
[4] Voir mon article : « Le livre illustré au XVIIIe siècle. L’œuvre au risque de sa défiguration », dans L’Esthétique du livre, actes du colloque INHA-Paris 10 Nanterre de janvier 2008, sous la direction d’A. Milon et M. Perelman, Paris, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2010, pp. 315-331. Ce volume fait suite à celui sur Le Livre et ses espaces, sous la direction d’A. Milon et M. Perelman, Paris, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2007.
[5] La Sainte Face, gravure au burin de Claude Mellan, 1649, H. 0,435 m ; L. 0,32 m. La gravure porte l’indication « Formatur unicus una non alter », qui articule le domaine technique au domaine mystique, voire théologique : « l’unique » né de l’unique renvoie autant à la ligne du burin qu’au Christ lui-même. Le Rijksmuseum l’a mise à l’honneur lors de son exposition Masterpieces on paper. The secret of lines (juin-septembre 2011). Le site de la bibliothèque royale de Belgique en propose une reproduction en ligne en très haute définition, qui permet d’en explorer les caractéristiques principales.
[6] Elle aurait été créée en Angleterre dès 1740, puis testée par François et améliorée par Demarteau, qui en obtint le privilège en 1757. Sur cette question, voir S. Raux, « La main invisible. Innovation et concurrence chez les créateurs des nouvelles techniques de fac-similés de dessins au XVIIIe siècle », dans Quand la gravure fait illusion. Autour de Watteau et de Boucher. Le dessin gravé au XVIIIe siècle, Musée des Beaux-Arts de Valenciennes, Gourcuff-Granedigo, 2007, notamment p. 59. Voir aussi mon article : « La gravure dans les Salons. Un art ‘en creux’ ? », dans Diderot. Salons, actes du colloque de janvier 2008 organisé par S. Lojkine à l’Université de Toulouse-Le Mirail, L.L.A. CREATIS, à paraître.
[7] L’Encyclopédie comporte une entrée « Gravure », mais celle-ci donne aussi lieu à une série de planches commentées ; à propos de la Planche VII, « Gravure en manière de crayon », on peut lire : « Chaque coup de crayon sur le papier peut être considéré comme une infinité de points réunis » (Recueil de planches sur les sciences, les arts libéraux et les arts méchaniques, avec leur explication, Paris, 1767, p. 8a).