Eluard et le cinéma, une rencontre manquée

- Catherine Soulier
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Septième pièce : un « commentaire »

 

A l’automne 1949, Eluard apprend qu’Alain Renais tourne un court métrage sur Guernica à partir des peintures, dessins et sculptures que Picasso a exécutés entre 1902 et 1949 – parmi lesquels, au premier chef, la grande toile réalisée en réaction au massacre perpétré dans la petite ville basque par l’aviation allemande – et que le peintre a songé pour le commentaire à Francis Ponge. Invoquant le souvenir de La Victoire de Guernica, le poème qu’il avait écrit en 1937 lors de l’élaboration picturale de Guernica et dont il avait pensé utiliser les quatorze couplets comme accompagnement aux quatorze planches de Songe et mensonge de Franco que Picasso avait gravées en janvier 1938, il insiste auprès du peintre pour que ce soient ses mots qui accompagnent les images et obtient gain de cause. Il reprend alors son poème en y rajoutant un prologue informatif, qui sera dit par Jean Pruvost, le reste du commentaire étant confié à Maria Casarès [30]. Les quatorze sections de l’ensemble originel sont démontées et, pour une part d’entre elles, remontées dans un ordre différent. Le texte, la plupart du temps inchangé, est éclairé par de nouveaux éléments, beaucoup plus explicites, qui atténuent la densité elliptique de la version initiale. D’inserts de prose en ajouts de vers, la phrase s’allonge ; les faits se précisent ; l’horreur, l’indignation, la révolte devant le massacre, sans alibi stratégique, d’une population civile désarmée s’expriment sans détour. Alors que l’espoir en la justice à venir se formulait avec une certaine sobriété dans les quatre vers conclusifs du poème de 1937, limpides mais dépouillés de pathos, « Parias la mort la terre et la hideur / De nos ennemis ont la couleur / Monotone de notre nuit / Nous en aurons raison », il s’épanouit désormais en une longue glose accompagnant les images de la statue L’Homme au mouton. Didactique, la voix poétique érige cette œuvre en allégorie, dont elle décrypte le sens : mobilisant deux symboles animaux, le « chevreau bêlant », double de l’agneau évangélique, et la « colombe » à valeur pacifiste, elle impose de voir dans l’homme sculpté par Picasso l’emblème « de la rébellion qui dit merci à l’amour, qui dit non à l’oppression ». Emue, traversée d’un vibrato qu’intensifie encore la diction emphatique de Maria Casarès, elle fait au final, retentir par deux fois le nom de la ville martyre : « Guernica ! L’innocence aura raison du crime… Guernica ! ». Durcissant les oppositions de façon manichéenne – merci vs non, amour vs oppression, innocence vs crime –, jouant des répétitions lexicales et des parallélismes syntaxiques, le commentaire déplie, déploie la violence concentrée du poème initial ; il en comble, en quelque sorte, les blancs pour en faciliter la réception.

A la fois lieu et truchement du dialogue entre l’image (les œuvres de Picasso) et le texte (le poème d’Eluard), le film de Resnais, est ainsi, comme celui de Carné, l’occasion, pour Eluard, d’un retour critique. Non pas sur certaines de ses ambiguïtés passées mais sur un poème déjà publié dont la réécriture, par amplification et simplification du matériau textuel préexistant, va dans le sens d’une plus grande efficacité pratique. S’y marquent à la fois un postulat concernant la réception respective du film et du poème (le public du film étant supposé plus nombreux et plus populaire que le lectorat de poésie) et l’évolution interne de la poésie éluardienne, vers plus de simplicité, plus d’expressivité directe, bref une plus grande lisibilité.

Un engagement plus explicite, en somme.

Et, à ce propos, puisqu’il est ici question du « commentaire » de Guernica, peut-être faudrait-il verser au dossier Eluard/cinéma celui du film L’Homme que nous aimons le plus, réalisé en 1949 par le PCF pour le soixante-dixième anniversaire de Staline. Le texte écrit et dit par Paul Eluard en accompagnement des images en fait bien une pièce du dossier. Mais celle-ci paraît peu susceptible de projeter sur les rapports qu’ont pu entretenir cinéma et poésie une vive lumière. Film militant, film de parti, produit dans un contexte de guerre froide et inclus dans ce que Pierre Daix nomme rétrospectivement les « manifestations légèrement délirantes du 70e anniversaire » [31], L’Homme que nous aimons le plus ne révèle guère autre chose que la capacité, commune au cinéma et à la parole poétique, de s’inféoder à une idéologie, de s’enliser dans l’hagiographie – ici la célébration du culte de Staline, « vainqueur du fascisme, combattant de la paix et de la liberté, combattant de l’avenir et du bonheur de tous [sic] ». Rien là que de connu. Passons.

Alors ? Par cette couture à gros points de textes plus ou moins éloignés dans le temps et plus ou moins disparates, qu’obtient-on ?

Comme ses amis surréalistes, Eluard a fréquenté assidûment les salles obscures, en cinéphage plutôt qu’en cinéphile, si par cinéphage on entend consommateur avide de pellicule refusant tout intellectualisme. Il s’est abandonné sans réserve à l’émotion procurée par quelques films d’élection et, plus encore, à la fascination du cinéma en soi, machine à rêves, machine à fantasmes, instrument miraculeux de toutes les apparitions. Mais, contrairement à d’autres poètes du groupe pour lesquels le scénario, destiné au tournage effectif ou à la seule projection mentale, a constitué une tentation durable, il a peu écrit pour le cinéma. Le scénario de 1935 en collaboration avec Breton, quelle que soit la forme effective qu’il a pu revêtir, reste un texte de circonstance, plus proche des pratiques surréalistes collectives que de l’engouement scénaristique personnel d’Artaud, Desnos, Péret, Soupault. Eluard était-il trop purement poète, trop préoccupé de pérenniser le genre poésie pour ressentir vraiment l’appel de la création cinématographique ? Même s’il a pu suggérer – plutôt d’ailleurs qu’affirmer – l’existence d’une poésie propre au cinéma (poésie plastique, d’essence visuelle dont le cinéma pornographique semble avoir fait naître l’intuition), il n’a sans doute pas vu dans le film le langage poétique de l’avenir. Trop purement poète, donc ? C’est bien ce que laissait entendre Breton dans les Entretiens de 1952 avec André Parinaud, quand, mesurant la singularité d’Eluard au sein du groupe surréaliste – pour ne pas dire sa position hérétique –, il soulignait sa prédilection marquée pour « la poésie au sens traditionnel du terme ».

Peu critique et théoricien, Eluard n’a pas plus écrit sur le cinéma qu’il n’a écrit pour lui. Quant à écrire avec… il lui est certes arrivé d’élaborer un poème en référence directe à l’univers cinématographique ou à tel(s) film(s) particulier(s). Mais, comme stimulant de l’imagination créatrice, le souvenir des intrigues, des personnages, des images de films, bref sa cinémathèque mentale, a sans doute joué un rôle inférieur à celui de son musée imaginaire où dominent les œuvres des peintres surréalistes ou apparentés. Effet des circonstances, effet des amitiés nouées avec des artistes comme Ernst, le quasi-frère, ou Picasso ? Peut-être. Mais qu’importe… la liaison entre poésie et cinéma apparaît moins étroite que celle qui s’est nouée entre poésie et peinture.

Et moins immuable. Du poème « Ecoutez, écoutez, écoutez » où la référence au cinéma et plus particulièrement aux films burlesques de Chaplin va dans le sens de l’invention formelle à « Dans mon beau quartier » – soit de Dada à l’engagement politique direct –, le rapport entre cinéma et poésie se fait plus anecdotique, le message humaniste du poète militant passant au premier plan. Dans le poème dadaïste, où le « potacolle » unit la gesticulation comique de Charlot aux gestes de langue d’Eluard, où les contorsions du corps clownesque fondent peut-être même celles du langage poétique, il ne s’agit pas explicitement de chercher dans le cinéma de quoi inventer un nouveau langage ou une nouvelle forme, mais c’est bien autour de la préoccupation formelle que la convergence s’opère. Dans le poème qui accompagne Les Portes de la nuit, le cinéma cesse de nourrir un questionnement sur la langue de poésie ou, formulation plus exacte peut-être, sur les usages poétiques de la langue.

Serait-ce qu’Eluard, ayant peu à peu « identifié sa poésie à la poésie éternelle » [32], ne s’interroge plus vraiment sur elle ? Et, dans ce cas, faudrait-il penser que la liaison cinéma-poésie ne peut être poétiquement féconde que si la poésie, se confrontant à une altérité, s’y questionne elle-même ?

A voir. Ou, disons, à suivre…

 

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[30] Le commentaire a été publié (dans une version légèrement différente de celle qui accompagne les images du film) dans les Œuvres complètes, t. II, op. cit., pp. 913-917.
[31] P. Daix, Aragon, Paris, Flammarion, 1994, p. 458.
[32] J.-M. Gleize, « Poésie interrompue » dans Sorties, Questions rhétoriques, « Forbidden beach », 2009, p. 276.