Eluard et le cinéma, une rencontre manquée

- Catherine Soulier
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fig 3

 

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Figs. 3 et 4. N. Vedrès, Images du cinéma français, 1945 loupe

fig 5

Fig. 5. M. Carné, Les Portes de la nuit, 1946 loupe

 

fig 6

 

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fig 8

Figs. 6 à 8. M. Carné, Les Portes de la nuit, 1946 loupe

Cinquième pièce : une préface

 

En 1945, Eluard écrit une brève préface au livre de Nicole Védrès, Images du cinéma français [23] (figs. 3 et 4). Prenant appui sur les « fragments d’images animées […] réunis » dans l’ouvrage où est rassemblé un choix de trois cents photographies puisées par l’auteur, cinéaste et écrivain, dans les archives de la cinémathèque française, il propose son propre « bilan d’une expérience » cinématographique, en accompagnement du « bilan » iconographique de N. Védrès, « bilan » second qui est celui du spectateur qu’il fut au temps du cinéma muet, et, plus indirectement, du spectateur qu’il est encore.

Ce texte, volontiers qualifié de « poétique », s’ouvre par un paragraphe énumératif qui décline sur le mode du « il y avait », et dans une langue métaphorique, quelques caractéristiques du cinéma muet. Le « noir et blanc » de ce domaine d’« ombres », d’abord. Ensuite et surtout le pouvoir d’ébranlement émotionnel du film qui s’impose de « meules de rires » en « fleuves de larmes » ; mieux : son pouvoir d’envoûtement, si les « longues longues robes de charme » laissent, par métonymie, surgir de leurs plis imaginés les corps et les visages fascinants des héroïnes – indissociables des actrices qui leur prêtent leurs traits. Parmi elles, « la très belle hétaïre, qui ne vieillissait pas, mais qui passait ». Figure mouvante et émouvante, figure passagère vouée à disparaître à la fin de la projection ; mais soustraite aux atteintes du temps, éternisée par sa transmutation en lumière. Forme à la fois charnelle et immatérielle, d’une vénusté pérenne puisque détachée de l’être ; car, si, au cinéma, « les ombres [ont] un corps et le mérit[ent] », la « belle des belles [y] promet d’être belle sans promettre d’être ».

Défaut ou déficit de réalité, donc, qui se perçoit également dans la désignation des images cinématographiques comme « des moitiés d’images réelles […] des quarts, des millionièmes d’images réelles. Des fruits sans pulpe, sans noyau ». Dans l’insistance à marteler la préposition privative, c’est bien le manque qui se dit. Mais un manque singulier puisqu’il est paradoxalement destiné à « combl[er] » ; et même à « combler notre irréalité ». C’est que le cinéma, dont le texte d’Eluard rappelle qu’il suppose « une salle obscure et close jusqu’au menton » – soit une salle imaginairement apparentée à la tête humaine, close elle aussi sur une intériorité obscure où s’élaborent les visions hypnagogiques et oniriques –, situe le spectateur « entre la veille et le sommeil ». Il lui « fait oublier palais, langue et dents » par quoi s’appréhende la réalité concrète, charnue et charnelle du fruit dont il ne lui offre que l’image inconsistante. Il réduit le corps entier de celui qui s’y adonne à un appareil optique hypertrophié, le fait tout « yeux », tout « regards ». Mais yeux qui « rentr[ent] dans leur coquille », tendus qu’ils sont vers une extériorité – la surface du « linge bien propre », à la fois écran et drap – qui se confond avec une double intériorité, l’inconscient du spectateur y rejoignant celui du metteur en scène.

Dépossédé de tout vouloir propre, dépouillé de son « désir » au profit de la « tentation », car le désir appelle sa satisfaction, par la consommation du fruit, par la consommation des corps dont la chair est ici interdite, le spectateur est contraint à « s’exposer et subir. Obéir sans un pli ». Condamné donc par le dispositif au cœur duquel il est pris à une passivité aussi absolue que délicieuse, il n’est plus rien, dans le « bilan » dressé par P. Eluard de son « expérience », qu’un « rêveur », qui, « enchanté » par les images – dans tous les sens du terme, y compris le sens intensif –, « décid[e] de rompre, sans savoir au juste avec quoi, de rompre pour rompre ». Autant dire qu’il s’agit d’un « Lâchez tout » dont la radicalité se marque non seulement dans l’absence de tout complément qui viendrait limiter la portée de la rupture mais encore à travers la présence sous-jacente de la figure de Christophe Colomb auquel le cinéma, crédité d’avoir « découvert un nouveau monde », s’identifie implicitement. Quel nouveau monde ? Eluard ne le précise pas. Mais en le situant « à la portée comme la poésie de toutes les imaginations », il laisse supposer sa dimension irréaliste, onirique ou, mieux, « fantasmatique ». Car, tel qu’il est conçu ici, le cinéma est intrinsèquement producteur de « phantasmes ». Peu importe l’esthétique affichée ; la volonté réaliste ou naturaliste est sans effet. Aussi platement imitative l’intention soit-elle, le double filmique de « l’ancien monde, nature (ou théâtre) », implique un déplacement de point de vue dont l’effet est métamorphosant : « copiant la terre [le cinéma] montr[e] l’astre ».

Ainsi, en 1945, Eluard reste-t-il fidèle à la conception ou plutôt l’imaginaire du cinéma qui s’est cristallisé dans les années vingt, au temps où lui et ses amis surréalistes s’enthousiasmaient pour le film muet. Le film est bien rêve vigile dans lequel le spectateur est amené à se projeter. Pourtant, il ne faudrait pas croire à quelque crispation nostalgique du poète sur « le bel alphabet de gesticulations et de grimaces » que fut pour lui « l’Infirme supérieur, le Cinéma muet ». Significativement, les périphrases dont il use sont ambivalentes, elles qui associent à la valeur esthétique (la beauté) l’outrance caricaturale (les gesticulations et les grimaces), et à la supériorité proclamée l’infirmité que constitue la mutité. Si supériorité il y a, sans doute n’est-elle pas d’ailleurs à chercher par rapport à son successeur parlant. Le muet a su tirer de son infirmité une forme de beauté en élaborant un « alphabet » purement visuel, soit. Mais c’est le « film parlant » qui, « en confrontant voir et entendre, en mêlant à la vision ce qui, du langage se perd ou s’éternise », lui a « donn[é] tout son sens ». Il apparaît ainsi comme un accomplissement des potentialités du muet.

 

Sixième pièce : un poème, encore.

 

Dans les Lettres françaises du 6 décembre 1946, Eluard fait paraître « Dans mon beau quartier », le poème promis en septembre à Jacques Prévert pour la sortie du film de Carné, Les Portes de la nuit, adaptation du ballet de Prévert et Kosma, Le Rendez-vous. Ce texte republié à plusieurs reprises, notamment dans le magazine de cinéma Enfin où il accompagne le scénario du film, s’apparente à un monologue lyrique à la première personne. Scandé par l’anaphore de la formule-titre, il se fait l’écho des décors du film – le Paris populaire des 18e et 19e arrondissements – ainsi que d’un certain nombre de ses thèmes majeurs : la misère et « le courage de vivre malgré la misère, contre la misère » ; le « désir d’ailleurs » et le vain départ pour « les îles » ; la trahison, la vengeance et le pardon, motifs particulièrement brûlants en ce second après-guerre où se règlent les comptes de l’Occupation. L’amour aussi et l’espoir d’un bonheur élargi à l’ensemble de la communauté humaine. En évoquant ceux qui « tendent désespérément la main pour s’unir à tous leurs semblables », il instaure en effet une chaîne fraternelle, potentiellement militante, une solidarité en lutte pour l’avènement d’un avenir radieux. De l’« étincelle » jaillie « sur le pavé boueux » à quoi s’identifie le « courage de vivre » des misérables au bûcher sur lequel doit in fine se consumer le Destin – dont l’incarnation filmique, le « clochard » joué par Jean Vilar (fig 5), est explicitement mentionnée –, c’est un rapport de cause à conséquence que l’on est incité à établir. « Dans mon beau quartier » se fait donc pleinement « poème politique » [24].

Au risque d’oublier le cinéma. Malgré la dédicace : « A Marcel Carné et Jacques Prévert qui inaugurent l’image réelle » – une dédicace quelque peu paradoxale puisque la préface au livre de Nicole Védrès soulignait le défaut de réalité de l’image filmique –, ce ne sont pas les images du film qui nourrissent le poème. En supposant, comme l’affirme un témoignage tardif de Prévert [25], qu’Eluard ait bien « vu le film » avant d’écrire son texte, il n’a prêté que peu d’attention au « travail de recréation poétique » du Paris populaire que l’alliance des décors reconstruits en studio et des extérieurs naturels métamorphose en « ville rongée par la lèpre et l’ombre », en « sorte de nécropole traversée de courants d’air glacés et déchirée par les invraisemblables sifflets des locomotives » [26] (figs. 6 à 8). Des Portes de la nuit, il n’a guère retenu que l’argument, dans lequel il pouvait projeter des souvenirs plus ou moins remodelés et des affects personnels : ceux de sa vie parisienne dans les parages du métro Barbès-Rochechouart, ceux de son voyage de 1924 aux îles et son rêve en 1929 d’un nouveau départ – avec Gala cette fois – pour la Nouvelle Guinée ou le nouveau Mecklembourg. Par les thèmes qui sont les siens, le film de Carné et Prévert n’est en somme pour Eluard qu’une occasion de revisiter son passé et de revenir sur certaines de ses hésitations de naguère. Lieu d’un retour critique sur la survalorisation surréaliste du rêve [27] et sur la fascination de l’exotisme – versant primitiviste [28] –, il permet au poète communiste d’exhorter la classe ouvrière à rejeter la croyance aliénante en un Fatum illusoire pour lutter contre le capitalisme. Ce qui équivaut à corriger le film, dont Prévert jugeait le sujet « plus fantastique que social » [29], en le privant de son ambiguïté et de sa tentation tragique. Exit le Destin. Place à la lutte finale et aux lendemains qui chantent.

 

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[23] Publié pour la première fois dans Labyrinthe, n° 12, 15 septembre 1945, le texte a été repris dans les Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, rééd. 1991, p. 868. Jusqu’à précision contraire, toutes les citations qui suivent lui sont empruntées.
[24] C’est d’ailleurs bien dans la plaquette Poèmes politiques qu’Eluard le publie en 1948.
[25] Cité par J.-Ch. Gateau, « Eluard et les îles », dans « Rencontres avec Paul Eluard », actes du colloque de Nice, 19-21 mai 1972, Europe, n° 525, janvier 1973, p. 126.
[26] M. Pérez, Les Films de Carné, Paris, Ramsay, 1986, rééd. 1994, p. 97.
[27] Voir « Ouvrir les portes de la nuit, autant rêver d’ouvrir les portes de la mer. Le flot emporterait l’audacieux ».
[28] Voir « Avais-je vraiment besoin d’aller aux îles […] Je me le suis figuré parce que je fermais les yeux sur moi ».
[29] M. Carné cité par R. Chazal, dans Marcel Carné, Paris, Seghers, « Cinéma d’aujourd’hui », 1965, rééd. 1969, p. 50.