Le pasticciaccio pasolinien : de la présence
du texte poétique dans les dialogues de films
à leur analyse poétique

- Cécile Sorin
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Dans Folle Embellie, la parole, ou l'absence de parole, caractérise les personnages, mais ici ce n'est pas la différence de vocabulaire ou de syntaxe qui exprime le statut très particulier des personnages, échappés de l'asile psychiatrique, mais la tension entre ce qu'ils veulent exprimer et leur propre corps : grognements, cris, aphonie… Le langage relève du régime familier et ne comporte pas de mots d'argot qui pourraient caractériser l'origine sociale des personnages ou encore l'époque ou la région dans laquelle ils se trouvent. En ce sens-là, le fonctionnement des dialogues est très différent de celui de La Faute à Voltaire et l'on ne retrouve pas cette construction mimétique du langage typique du pasticciaccio, ce sera donc à la citation d'assumer la dimension polyphonique du dialogue.

Par contre, ces deux films ont en commun des dialogues plurilingues, associant les personnages à leur origine, ainsi Alida, la femme de Fernand, de parents italiens et normands, chante une chanson en italien. Il est intéressant de constater que la séquence dans laquelle Fernand déclame le premier des Sonnets et Madrigals pour Astrée de Ronsard est la seule séquence fonctionnant avec des dialogues plurilingues, la chanson en italien, si elle constitue un moyen de communication entre les rescapés de l'asile et les fermiers, n'étant pas à proprement parler une continuité dialoguée.

Comme chez Kechiche, la diction se fait devant un auditoire d'inconnus, de spectateurs captifs. Pour autant si Fernand s'adresse à eux, à partir du moment où il entame la diction du poème, il cesse de regarder ses interlocuteurs, élevant son regard vers l'astre commenté dans un jeu emprunté. Au début du film, le psychiatre de l'asile explique que Fernand entend des voix, laissant ouverte la question de leur origine et de leur discours. Le poème offre une première incarnation à ces voix qui emportent Fernand dans un autre espace, un espace mental, le détournant ainsi de la fonction sociale du dialogue. La polyphonie portée par la citation orale du poème prend donc une autre valeur dès lors qu'on la rapporte à l'état du personnage, puisque ce malade, en un seul individu, réunit potentiellement plusieurs locuteurs.

Par ailleurs, la récitation est l'objet d'un jeu appuyé, la constituant comme un moment de spectacle pur, reposant sur une mise en situation ouvertement théâtrale : les soldats, spectateurs captifs, sont assis tandis que Fernand, debout, déclame et les quitte sur une sortie tout aussi spectaculaire, littéralement absorbé par le paysage et les vers qu'il prononce.

Il convient ici de souligner la qualité éminemment réflexive de l'acteur Jean-Pierre Léaud incarnant Fernand. La silhouette de ce comédien évoque à elle seule l'histoire du cinéma français moderne. Léaud est caractérisé par un jeu ouvertement théâtral, celui-là même dont Truffaut disait que « son réalisme est celui des rêves » [30]. Acteur dont la simple énonciation suffit à faire basculer le réel dans la fiction, comédien « halluciné » [31], Jean-Pierre Léaud, par sa présence, invite la réflexivité dans le film, mais plus encore, son personnage Fernand, l'homme qui entend des voix, apparaît de fait comme une sorte de double fictionnel de Jean-Pierre Léaud, ajoutant une facette de plus au personnage. Fernand, à sa façon, propose une forme différente d'indirection que celle commentée à propos de La Faute à Voltaire, dans la mesure où le poème cité rend évidente cette caractéristique du personnage qui est de ne pas savoir précisément qui s'exprime à travers la voix singulière, rocailleuse et familière de Jean-Pierre Léaud.

Dans cette séquence du banquet, l'allemand incarne très logiquement la langue de l'occupant, pas simplement parce qu'elle est celle des soldats, mais parce qu'elle instaure un rapport de supériorité entre ceux qui ont la maîtrise à la fois de l'allemand et du français et les autres. A l'instar de l'officier, qui exploite l'ignorance linguistique de Fernand pour avancer devant lui des commentaires désobligeants sur les Français.

Lorsque Pasolini isole la langue de la bourgeoisie comme étant celle du fascisme, ses raisons sont autant historiques que de rapport de classe [32]. Or Fernand est en train de servir les soldats allemands attablés et le propos tenu « Les Français font de bons serviteurs » ramène sa situation à celle des Français sous l'Occupation en général. C'est donc bien un rapport idéologique qui s'exprime. Vue sous cet angle, la déclamation du poème peut apparaître comme une forme de résistance linguistique, mais surtout, elle propose une pratique du langage capable d'instaurer une autre modalité relationnelle que le rapport de domination.

Il serait simpliste de voir dans le poème l'affirmation d'une supériorité culturelle. La déclamation permet à Fernand d'inverser les rôles, de s'offrir une sortie théâtrale aussi digne que son entrée, mais surtout invite à une communication empathique basée sur la répétition. Chaque vers repris par l'officier est déformé par l'accent allemand, approprié et susceptible d'une interprétation différente : pour l'officier, le poème évoque probablement les soldats ayant la France pour tombeau alors que pour Fernand, il souligne la folie de la guerre et les prétentions illusoires du régime nazi. La répétition prolonge le moment de la déclamation, mais surtout éclaire la pluralité de sens et d'interprétation du poème, l'indirection portée par la citation, qui, à la faveur de l'ambiguïté de qui s'exprime, permet à Fernand tout comme Jallel d'assumer en public une expression personnelle, rejoignant en cela la citation de Ronsard chez Kechiche.

Si l'on s'en tient à la conception de la poésie par Pasolini, elle offre au langage la possibilité d'exprimer ce qui est enfoui en chacun, ce que le langage courant, normé socialement, n'arrive à révéler de notre relation au réel. En ce sens, le poème dans sa fonction même s'oppose à la posture de Fernand jouant au maître d'hôtel, se tenant derrière les personnes attablées comme l'étiquette l'exige, le poème donne à sentir toute la tension se jouant entre le moi social des personnages et ce qu'ils sont réellement.

Ici réside sans doute le point commun le plus fort avec la citation de « Mignonne » dans La Faute à Voltaire qui permet elle aussi de dépasser l'écueil des différences linguistiques et des contraintes sociales pour exprimer avec d'autant plus d'intensité les sentiments et l'intériorité des personnages, tous marginaux. L'oralité du poème, sa force polysémique, sa capacité de résistance linguistique à un usage du langage normé, cloisonné socialement et culturellement, offre la possibilité aux personnages d'exprimer publiquement leur moi profond. La poésie trouve donc ici l'emploi que lui assignait Pasolini.

Autre point commun, l'approche de Pasolini permet de souligner la dimension idéologique des dialogues comme participant de la représentation des identités sociales, mais aussi des rapports sinon de classe, mais de domination. Elle offre en effet le mérite de donner à saisir ces mécanismes d'expression sociale et de mettre au jour la fonction éminemment idéologique que peuvent jouer les dialogues dont la nature intertextuelle est un des vecteurs de cette polyphonie linguistique, culturelle et sociale décrite par Pasolini.

Par l'attention accrue qu'elle porte aux éléments de territorialisation des dialogues, à l'opposition entre oral et écrit, aux jeux de contrastes culturels et diachroniques portés par les dialogues, à la densité de l'indirection suscitée par la citation, la notion de pasticciaccio, développée dans les textes critiques et théoriques de Pasolini, permet effectivement d'analyser la dimension référentielle des dialogues et le jeu de mixité des langages pouvant émerger de cette hétérogénéité. Elle nous invite à entendre la citation poétique comme objet rendant sensible tout le travail de création rythmique, linguistique porté aux dialogues, car si ce sont bien les vers qui assument la fonction poétique dans les dialogues, les processus d'appropriation dont ils sont l'objet, tout comme les jeux de contrastes qu'ils mettent en lumière, font des dialogues des objets de poésie.

 

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[30] Fr. Truffaut, Le Plaisir des yeux, Paris, Flammarion, 1987, rééd. 2008, p. 206.
[31] Ibid.
[32] P. P. Pasolini, Passione e ideologia : 1948-1958, op. cit., pp. 322-323.