Le pasticciaccio pasolinien : de la présence
du texte poétique dans les dialogues de films
à leur analyse poétique

- Cécile Sorin
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L'héritage théorique de Pasolini nous invite à porter une attention accrue à cette modalité intertextuelle du dialogue que constitue la citation poétique dans sa capacité à mettre en relief les caractéristiques du parler, notamment l'opposition entre oral et écrit, la territorialisation par le langage, sa dimension réflexive, politique et sociale.

Dans ces deux films, les poèmes ne sont pas lus, mais récités, ils constituent ainsi une émanation des personnages, soulignant l'appropriation qu'ils ont faite de ces vers et la capacité de ces derniers à exprimer le vécu des personnages. De fait, chez Kechiche, la représentation du texte écrit est systématiquement isolée de la diction des poèmes. Ainsi, lorsque Jallel est interné, il lit en silence un recueil de poésie de Ronsard, et lorsqu'il récite le poème, l'ouvrage disparaît dans sa poche, dissociant la beauté du texte, son interprétation orale et la matérialité du support. De même chez Cabrera, Fernand cite de mémoire les vers, le support livresque n'apparaissant pas. Dans ces deux films, les personnages sont des marginaux, ils ont tous fait un séjour en hôpital psychiatrique. La citation poétique, à chaque fois, scelle un moment de rencontre avec la société tout en permettant une expression individuelle, voire intime, extériorisée aussi bien par les mots que par les corps.

Les dialogues prennent chair par la voix, le rythme, le débit, l’accent, créant une relation directe, via la diction, entre les mots, désincarnés, et les corps qui les prononcent.

Ces différents parlers sont incarnés, mis en situation, se modulent, s’échangent, l'accent chantant de Jallel ou Nassera s'opposant à la gouaille de Franck ou de Lucie.

La récitation lie le corps du personnage et le poème dans un jeu rythmique où l'appropriation culturelle passe par la diction, l'accent, mais aussi les oublis, autant de marques de personnalisation de l'œuvre d'autrui. Jallel escamote certains vers et répète systématiquement la fin de chaque strophe, conférant, par la contraction et la répétition ainsi opérées, une musicalité nouvelle à la diction du poème. Il s'agit de faire chanter Ronsard, de retrouver la caractéristique première de l'ode et de jouer avec le rythme du poème pour le donner à entendre comme étant l'émanation propre des personnages, cette altération étant un effet direct de leur appropriation. Les citations et transformations de poèmes sont donc à la fois une façon de marquer l'assimilation par les personnages d'un bagage littéraire, mais aussi d'exprimer le cheminement sentimental des protagonistes et de rendre ces sentiments dicibles dans un contexte d'autant moins disposé à l'expression de l'intime que cette expression prend la forme d'une déclamation publique. L'endroit n'est effectivement pas anodin, lieu de mixité sociale, réseau souterrain de la ville, le métro pourrait offrir un contrepoint sordide au prieuré de Saint-Cosme s'il ne constituait une deuxième maison pour Jallel le migrant. Il y travaille en vendant des fleurs, s'y endort parfois et s'y fait arrêter par la police, marquant ainsi la fin de son aventure parisienne et la séparation avec Lucie. Le métro scande donc les différentes étapes du parcours de Jallel et ce n'est pas un hasard si ce lieu de déclaration d'amour est aussi celui où Jallel vend des roses et sera définitivement séparé de sa belle.

En choisissant la diction d'un poème en relation avec ses sentiments pour vendre ses fleurs, Jallel se démarque de ses compagnons d'infortune. En refusant le bagou tout fait et les mensonges utilisés par ses camarades de chambrée, il détourne à la fois la fonction du boniment, mais aussi la construction sociale du marginal : Jallel n'est pas dans le métro pour faire les poches des passagers ou extorquer de l'argent par la tromperie, au contraire il s'approprie cet espace en faisant preuve de sincérité. En déjouant ce cliché, Kechiche glisse du poétique au politique [26], le poème constitue un élément d'affirmation du personnage, tout en permettant de contrer des représentations sociales arbitraires.

Le poème de Ronsard fait partie de la culture générale française, écrit dans une langue aussi désuète que raffinée, le vieux français détonnant dans ce film aux dialogues composés dans un registre familier et extrêmement contemporain. Ici réside un premier effet poétique du dialogue : le poème donne à entendre, par le contraste linguistique qu'il suscite, les caractéristiques de la langue parlée par les personnages. La confrontation du langage littéraire et de la langue parlée crée un effet de contraste fort qui est une des caractéristiques du pasticciaccio : le vocabulaire riche et imagé de Ronsard, la pureté de sa langue font ressortir les erreurs de syntaxe des personnages de Kechiche, la mixité de leur langage et la rudesse de leur vocabulaire. Ce contraste joue autant sur l'écart diachronique que culturel.

Cette hétérogénéité est saisissante parce que ces langages sont imités, conçus par Kechiche pour produire cet effet, en cela réside le pasticciaccio. Kechiche recompose les dialogues avec les éléments qui lui semblent caractéristiques de chaque population opérant ainsi un processus d'écriture en tous points comparable à cette fameuse mimésis décrite par Pasolini par laquelle l’auteur revit le discours de l’autre.

Il est nécessaire de préciser qu’il existe une réelle proximité entre l’origine sociale et culturelle de Kechiche et celle de certains de ses personnages comme Jallel. Il est tout à fait surprenant de constater que, malgré le fait que Kechiche revendique régulièrement ses origines tunisiennes et ouvrières, il n’en a pas le parler. Il s’exprime dans un français relativement soutenu dans lequel il n’y a aucune place pour les expressions populaires ou les idiomes. Même lorsque Kechiche partage l’origine de ses personnages, ces derniers ne s’expriment pas comme lui, il y a donc nécessairement mimésis.

Le processus d'imitation opère donc à différents niveaux : il repose sur les différents écarts qui existent entre l’auteur et ses personnages et la capacité de ce dernier à prélever dans les pratiques linguistiques existantes des éléments qui vont lui permettre de les caractériser sur le plan social et psychologique.

Le vocabulaire utilisé par les personnages est familier, le tutoiement systématique et parfois des mots d'argot ou des phrases en arabe viennent colorer les dialogues de façon à ce qu'ils soient le plus représentatifs possible des pratiques linguistiques des éléments de population décrits dans le film : migrants, précaires, travailleurs sociaux… A Jallel les mots d'arabe, à Franck le chômeur breton, les mots d'argot ; les dialogues contribuent donc à caractériser fortement les personnages, tant du point de vue social qu'identitaire. D'ailleurs, le dialogue sur la signification du mot beur souligne de façon très réflexive l'articulation entre parole et identité. Il s'agit d'inviter le spectateur à entendre cette caractéristique des dialogues et à les saisir comme construction sociale, politique, mais aussi sensible et créative. Beur se charge d'une connotation différente en fonction de qui le prononce ; par son origine, il témoigne aussi des préoccupations d'une période, les années quatre-vingt, soit un certain état de la société française. Il fonctionne donc comme une sorte de forme minimale de discours indirect libre au sens où pouvait l'entendre Pasolini, dégagé des contraintes formelles de la linguistique : vecteur d'expression collective, affleurement d'une histoire sociale et culturelle elle-même enchâssée dans le discours d'un autre [27].

Dès la première séquence du film, les dialogues interrogent de façon très réflexive les usages sociaux de la langue : Jallel lit à voix haute les formulaires administratifs nécessaires à l’obtention d’un visa : « Motif de la demande d’asile politique. Pourquoi avez-vous dû quitter votre pays ? Pourquoi avez-vous choisi la France ? (En arabe) Qu’est-ce que ça veut dire ? » Les doutes du protagoniste ne portent pas tant sur les questions du formulaire, peu ambigües, que sur les réponses et la forme qu’il va devoir leur donner. Le langage est ainsi présenté d'emblée comme un objet polyphonique, un lieu d’interrogation et un enjeu du film.

En soulignant par des éléments réflexifs le faire du dialogue, Kechiche en complexifie considérablement l'interprétation. Moyen d'expression des personnages, il est dans un même mouvement réapproprié par le réalisateur, figure démiurgique tirant les ficelles de l'escarpolette dans l'ombre du tableau de Fragonard. Kechiche détourne le réalisme de ses dialogues, non pas pour les présenter comme pur artifice, mais, au contraire, afin de les révéler comme objet social. Confronté au poème, le dialogue apparaît dans sa construction même : le vieux français de Ronsard donne à entendre cette caractéristique en jouant sur le contraste linguistique fort qu'il suscite. Par le travail qu'elle impose au langage, par les limites qu'elle révèle en creux de la langue normée, la poésie peut apparaître de fait comme étant profondément métalinguistique [28], elle est « le langage réflexif par excellence » [29]. Elle participe donc au dispositif réflexif général des dialogues, rompant ainsi l'apparente simplicité de la mimésis linguistique pour en dévoiler l'envers, détourner l'attention des spectateurs du pouvoir perlocutoire des dialogues afin d'en souligner la maîtrise, mais aussi de fait l'ambiguïté.

Le traitement des dialogues relève donc clairement du pasticciaccio chez Kechiche, il témoigne de la fonction politique du langage. Dans ce mode de fonctionnement des dialogues, la poésie remplit très clairement ce rôle de contrepoint à la fois culturel, mais aussi linguistique et social. Si Jallel est suffisamment sensible à la poésie de Ronsard pour se l'approprier, lui imposer sa diction et un nouveau rythme, il est encore loin d'avoir la maîtrise du français élevé, apanage d'une élite absente physiquement du film. La dimension intertextuelle des dialogues participe à la fonction politique du langage chez Kechiche. Elle contribue à l’expression d’une société de classes dans laquelle le travail de prise de conscience des différences et l’appropriation du langage de l’autre prennent forme par des emprunts à la poésie.

 

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[26] C. Esposito, « Ronsard in the metro : Abdellatif Kechiche and the poetics of space », Studies in French Cinema, vol. 11, n°3, 2011, p. 231.
[27] P. P. Pasolini, L’Expérience hérétique – Langue et cinéma, op. cit., pp. 40-45.
[28] J. Duflot, Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Paris, Editions Pierre Belfond, 1970, p. 99.
[29] Ibid.