Disputes intermédiales : le cas de l’ekphrasis.
Controverses

Liliane Louvel
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Nuances du pictural : proposition de gradation (bref rappel) [21]

 

La puissance pragmatique de la notion semble s’imposer de fait. La pratique anglo-saxonne l’emporte sur les origines. Force nous est de constater que l’ekphrasis dure ; elle a évolué, elle est une forme plastique souple qui s’adapte aux différents media représentés et/ou supports.

Qu’est-ce d’abord que ce « pictural » dont la critique nous entretient ? Pour nous, ce serait l’apparition d’une référence aux arts visuels [22] dans un texte littéraire, sous des formes plus ou moins explicites avec une valeur citationnelle produisant un effet de métapicturalité textuelle. Ce qui pose problème souvent c’est le caractère, subjectif et discutable d’approches sur le mode du : « comme si c’était des tableaux ». J’ai proposé un essai de typologie des descriptions qu’il serait possible de nommer d’une manière large, « descriptions picturales », en tentant d’affiner les catégories qui se répartiront sur un axe nous permettant de graduer une échelle typologique, selon le degré de plus ou moins grande saturation picturale du texte.

L’effet-tableau, résultat du surgissement dans le récit d’images-peintures, produit un effet de suggestion si forte que la peinture semble hanter le texte en l’absence même de toute référence directe soit à la peinture en général soit à un tableau en particulier. Le pictural s’impose, mimant le retour du refoulé. « L’impression picturale » serait alors de l’ordre de l’indice ou de l’empreinte, une évocation, l’ombre portée du texte, comme son double. Une sorte de réserve d’image, en réserve dans le blanc du texte. L’effet-tableau est dû à la présence de quelques-uns des marqueurs répertoriés plus haut mais la saturation est incomplète, l’effet fugace ; il a lieu au niveau de la réception, lorsque le lecteur a soudain l’impression de voir un tableau, ou encore décèle comme une référence à une école de peinture.

La « vue pittoresque » dont l’étymologie puise directement aux sources de la peinture, était aussi un genre de peinture ; on se souvient des vedduttistes. Ce qui était peut-être confusément senti par Charles Bally, cité par Philippe Hamon, notant son désarroi :

 

Il y a des expressions qu’on appelle pittoresques, sans qu’on puisse dire exactement ce que c’est que le pittoresque (…). Ces expressions se laissent difficilement analyser. On les appelle souvent "descriptives" (…) On ne sait que dire (…). On ne sait quelle définition en donner [23].

 

« Susceptibles d’être peintes », certaines scènes de rue, des lieux « évocateurs », abîmes ou vertigineuses hauteurs alpines, bords de mer etc. suggéreront irrésistiblement leurs homologues picturaux. L’effet-tableau est alors de l’ordre de la réminiscence, de la trace mnésique.

Fontanier rappelle qu’Hypotypose en grec vient de « modèle, original, tableau », de « dessiner, peindre ». D’après Fontanier, « elle peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante ». C’est de sa qualité « au vif semblant » [24] qu’elle tire son statut d’analogie avec le tableau, ce qui en fait une figure d’imitation de la peinture, figure paradoxale car elle ne fige pas le texte, en le spatialisant comme de coutume, mais le temporalise. Elle serait alors un exemple de narration descriptive, un lieu de forte concentration des figures. Elle effectue la « convertibilité du dire en voir » pour suivre Louis Marin [25], qui souligne qu’elle est souvent introduite par « Figure-toi » « peins-toi », formes de déictique que l’on trouve par exemple dans Ever After de Graham Swift : « Picture the scene » que le français traduirait par « Représente-toi la scène » en perdant la valeur picturale.

Les tableaux vivants, fort en vogue au XIXe siècle en France et dans les pays anglo-saxons, étaient également proches du théâtre et de l’opéra très prisés à l’époque [26]. Les panoramas donnaient aussi lieu à la production d’ekphraseis, souvent déclamées à voix haute, comme ce fut le cas de John Martin et de ses visions apocalyptiques [27]. Les personnages arrangés selon des poses « parlantes » reproduisant un tableau ou une scène célèbre de l’histoire, se figeaient dans, par exemple, une évocation du Radeau de la Méduse, ou le Serment des Horaces, souvent bien plus appréciés que les tableaux eux-mêmes. Le tableau-vivant est moins soumis à la subjectivité du lecteur puisqu’il est la plupart du temps donné comme volonté du narrateur.

L’arrangement esthétique ou artistique se logerait plutôt dans le regard du sujet, personnage ou/et narrateur dont il révélerait l’intention consciente de produire un effet artistique. L’arrangement esthétique fait la part belle au réflecteur plus que la description picturale davantage concentrée sur l’objet-vu-comme-tableau même si le sujet reste encore très présent ne serait-ce que comme opérateur de vision.

La description picturale constituerait le degré le plus élevé de saturation du texte par le pictural juste avant l’ekphrasis elle-même description d’œuvre d’art déclarée comme telle. Les marqueurs que j’ai déjà eu l’occasion d’étudier et de répertorier en détails ailleurs doivent nécessairement s’y croiser [28]. Il faut donc repérer les opérateurs d’ouverture et de fermeture du texte à l’image, les changements de régime du texte, tels les effets de cadrages, la typographie, la graphie, le titre, les déictiques, les enchâssements de récits, la focalisation, les temps et les aspects, le lexique pictural et métapictural.

L’Ekphrasis, enfin, fournit le plus haut degré de picturalisation du texte.

Notons que l’hypotypose, mode hybride entre narration et description, joue le rôle de charnière entre les types proposés car, en amont (effet-tableau, vue pittoresque), il revient au regard du lecteur (ou du critique) de déceler, à juste titre ou pas, le pictural dans le texte, tandis qu’en aval, le pictural est encodé dans le texte du fait d’un personnage ou d’un narrateur, et le lecteur est alors fondé à parler de picturalité.

Notons un genre particulier d’ekphrasis, que je nommerai l’ekphrasis baladeuse ou excursionniste (véritable excursio littéraire), dispositif par lequel le personnage erre dans le tableau à la manière des ekphraseis de Diderot décrivant les tableaux des Salons à Grimm, ou de Strether entrant dans le tableau rural de Lambinet autrefois convoité à Boston et recherché en France. C’est un peu ce que fait Mrs Ramsay dans la fameuse scène du bœuf en daube dans To the Lighthouse, lorsqu’elle part explorer les collines et les vallées de la coupe de fruits.

Il convient aussi de différencier l’ekphrasis d’œuvres imaginaires, fictives (« notional ekphrasis » pour James Heffernan après John Hollander) de l’ekphrasis d’œuvres réelles. Dans la seconde, il y a une sorte de valeur ajoutée, celle de la vérification par le lecteur de la capacité des mots à reproduire une image qui appartient à notre monde.

 

>suite
retour<
sommaire

[21] Voir L. Louvel, Textes/images. Images à lire textes à voir, Rennes, PUR 2002.
[22] Soit l’image, la peinture, la gravure, le dessin, la tapisserie etc. en tout cas pour nous les arts visuels en deux dimensions et donc pas la sculpture ni l’architecture etc. L’image peut être de différentes natures, prendre un caractère franchement pictural ou être plus allusive comme l’image mnémonique, l’image onirique. Elle évolue donc depuis sa forme la plus insaisissable jusqu’à sa réalisation la plus concrète comme l’icône, l’image réalisée en peinture.
[23] Ch. Bally, Traité de Stylistique française, Genève-Paris, 1951, 3e éd., tome I, 183-184. Cité par Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, op. cit., p. 9.
[24] Expression empruntée à Fr. Borel, Le Modèle ou l’artiste séduit, Paris, Skira, 1988.
[25] L. Marin, De la représentation, Paris, Seuil EHESS, 1994. p. 330.
[26] On pourra se reporter à mon étude sur le tableau-vivant chez E. Wharton, The House of Mirth, « Tableau vivant, frêle rideau de chair : "La Peinture incarnée" », dans Edith Wharton, Lectures plurielles , coordonné par M.-Cl. Perrin-Chenour, Paris, Editions du temps, 2001.
[27] Voir le catalogue de l’exposition John Martin Apocalypse de l’hiver 2011 à la Tate Gallery de Londres.
[28] L. Louvel, « La description picturale. Pour une poétique de l’iconotexte », Poétique, n°112, novembre 1997 et L. Louvel, L’Œil du texte, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998, chapitre IV.