Disputes intermédiales : le cas de l’ekphrasis.
Controverses

Liliane Louvel
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L’ekphrasis et ses manières

 

Pour Philippe Hamon, l’ekphrasis est le lieu où se concentrent les figures, métaphores, synecdoques, la description du tableau est vue alors comme « discours de l’autre » [12], insertion d’un élément hétérogène entre-deux. Pour Roland Barthes encore le « morceau brillant » avait « sa fin en soi » et était un « morceau détachable » ce qui est effectué par les effets de cadrage déjà à l’œuvre dans la « description picturale » [13]. A la différence de l’hypotypose, qui narrativise la référence diluée au pictural et reste dans le mouvement, le tableau-vivant, l’arrangement esthétique, la description picturale et l’ekphrasis ralentissent à des degrés divers le tempo du texte. Notons que l’hypotypose, mode hybride entre narration et description, joue le rôle de charnière entre les types proposés car, en amont (effet-tableau, vue pittoresque), il revient au regard du lecteur (ou du critique) de déceler, à juste titre ou pas, le pictural dans le texte, tandis qu’en aval, le pictural est encodé dans le texte du fait d’un personnage ou d’un narrateur, et le lecteur est alors fondé à parler de picturalité.

L’ekphrasis, appartenant au genre épidictique, ce que Philippe Hamon nomme « le contre-don sémiologique, sous forme d’un texte, dû par la collectivité qui délègue le descripteur pour ce faire, et rendu à quelque donateur de bienfait (roi, nature, Dieu, etc.) » [14]. Elle mêle donc à la fonction référentielle, une fonction conative, que l’on voit aussi apparaître dans l’un des modes descriptifs classiques, la prosopopée qui fait parler l’absent d’où l’apostrophe et le dialogisme.

Et la prosopopée est l’un des points forts de la discussion lancée par James Heffernan à propos de l’ekphrasis et du travail de Krieger [15]. Il dresse alors une ligne bien nette entre leurs deux approches. La sienne se veut plus rhétorique et il se déclare clairement en faveur de la qualité dynamique de l’ekphrasis refusant de la concevoir comme un moment figé (frozen) du texte, point que je partage tout à fait. De manière intéressante, il avance que pour lui « ce qui a maintenu vivante l’ekphrasis est son énergie paragonale » [16]. Pour James Heffernan, l’ekphrasis est « un mode poétique tout aussi ancien qu’il dure » [17]. Il la conçoit aussi en termes de genres (gender) un point que j’ai aussi critiqué [18] : l’image (la description) est vue en termes féminins tandis que le langage (le récit) est proche du masculin (cf. Lessing). James Heffernan étudie surtout l’ekphrasis en relation avec la poésie, son lieu idéal en quelque sorte. Je m’intéresse davantage à la fiction, ce qui peut produire des formes différentes d’ekphrasis produisant et répondant à diverses manières de lire/travailler.

Pour James Heffernan, il s’agit davantage d’un « mode » que d’un genre. La figure fonctionnerait selon quatre modalités : conversion, friction, paragone, vocalisation de type prosopopée [19]. De simple ornement jusqu’à être un « morceau détachable » comme Roland Barthes le rappelait, voire occuper un poème tout entier, l’évolution de l’ekphrasis est aussi liée à la création et à l’évolution des musées selon James Heffernan, remarque stimulante s’il en est [20]. C’est que l’ouverture des musées a permis de montrer les œuvres à un plus grand public et a également entraîné la production d’ouvrages à partir de commandes de musées (la National Gallery, la Tate Gallery de Londres, la National Gallery de Dublin par exemple) ou inspirés par les œuvres contenues dans les musées des Beaux-Arts, Brueghel et Van Gogh étant de grands favoris.

Représenter les œuvres d’art par le langage, c’est opérer un sur-codage, présenter une seconde fois le monde sensible déjà représenté, les apparences d’apparences pour évoquer Platon. L’image artistique dans le texte prendra valeur d’épistémé, une valeur heuristique. Elle sera toujours du « déjà là », du « pré-construit » pour emprunter leur langage aux linguistes. Elle apparaîtra donc comme lieu de renforcement du sens, de sur-saturation esthétique. Ce qui nous amènera à poser l’image artistique, comme trope, comme « figure » à part entière de l’enargeia dont l’hypotypose et l’ekphrasis sont des formes particulières.

Notons enfin que selon les règles de l’ekphrasis, décrire une œuvre d’art de manière si vive qu’elle semble placer l’objet sous les yeux, l’animer, ouvrait la voie à l’art fantastique et gothique, qui ne se privera pas de faire parler les tableaux, d’animer les statues, faisant descendre les personnages de leur piédestal, voire de leurs cadres, comme dans The Castle of Otranto de H. Walpole. Sans parler de discours qui réveillent les morts et laissent derrière eux des demeures fendues de haut en bas sur le point de s’écrouler dans les eaux sombres d’un étang (E. A. Poe, The Fall of the House of Usher).

Pour répondre donc à Bernard Vouilloux, il fallait bien un terme pour désigner la description d’une œuvre d’art et la différencier de la description d’autres objets sans destination artistique avérée. Car il n’y a pas d’autre mot pour ce mode littéraire qu’il convient cependant, il me semble, de différencier de l’hypotypose. C’est donc une nécessité et une convention, proposées, entre autres, par le versant anglo-saxon de la critique et adoptées par la critique française.

 

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[12] Ph. Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, pp. 46 et 52.
[13] R. Barthes, « L’effet de réel », dans Littérature et réalité, Roland Barthes et al, Paris, Seuil, « Points », 1982, p. 84.
[14] Ph. Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, op. cit., p. 10.
[15] J. A. W. Heffernan, Museum of Words, The Poetics of ekphrasis from Homer to Ashbery, Chicago, Chicago University Press, 1993. Voir aussi H. Miller, Illustration, London, Reaktion Books, 1992. P. Wagner, Icons-Texts-Iconotexts, Berlin, De Gruyter, 1996.
[16] Ibid., p. 6.
[17] Ibid., p. 137.
[18] Voir L. Louvel, Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes, PUR, 2010.
[19] J. A. W. Heffernan, Museum of Words, op. cit., p. 136.
[20] Ibid., p. 137.