Du bouclier d’Achille dans l’ecphrasis
sophistique grecque (de Philostrate à
Callistrate), entre théorie et pratique

- Sandrine Dubel
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L’ecphrasis sophistique : dispositifs homériques

 

C’est le groupe des trois recueils de descriptions d’art autonomes en prose de l’époque de la seconde sophistique qui nous intéressera ici : les Images picturales de Philostrate l’Ancien et de son descendant (IIIe siècle) et les Descriptions de leur imitateur dans le domaine de la sculpture, Callistrate (IVe siècle ?) [18]. Ainsi se constitue un genre, par la continuité imitative, à la croisée des sens antique et moderne du terme ecphrasis :

Une ekphrasis d’œuvres de la peinture [γραφικῆς ἔργων ἔκφρασις] a été écrite avec talent par l’homme dont je porte le nom, mon grand-père maternel, dans un pur attique, avec une grâce et une vigueur remarquables (Philostrate le Jeune, préface, 2).

 

On peut déduire le caractère fondateur du livre du premier Philostrate autant de ce désir, chez son imitateur « généalogique », de le nommer et de le rapporter à une pratique rhétorique identifiée que de cette association explicite nouvelle entre l’image et l’exercice d’évidence : c’est la transformation de la pratique scolaire en démonstration littéraire [19]. Le second Philostrate est aussi celui qui remonte aux origines poétiques et accorde une place majeure au bouclier de l’Iliade : sa dixième Image, un tableau qui représente la victoire de Neoptolème sur le Mysien Eurypyle devant Troie, développe un autre exercice scolaire, une longue paraphrase du bouclier fabriqué par Héphaïstos, maintenant « peint » au bras du fils d’Achille (10, 5-20). A rebours, on est frappé par la manière dont le premier Philostrate semble contourner systématiquement cette référence à l’ecphrasis archaïque.

Nous partirons d’abord sur les traces ténues ou explicites du modèle homérique dans le premier et le dernier recueil, de la peinture à la sculpture, avant de revenir sur le fonctionnement de cette élaboration du second Philostrate, entre paraphrase et ekphrasis, écriture de la mise en image d’un texte qui élabore une représentation plastique - ou n’est-ce qu’un trompe l’œil ?

 

La pinacothèque ou le bouclier absent ?

 

Le bouclier homérique fournit un modèle particulier et spécifique de composition, qui associe à un support unique, l’objet-cadre, une série variée et donc ouverte d’images, modèle auquel se conforment systématiquement les transpositions de la poésie épique hellénistique (manteau de Jason au livre I des Argonautiques "d’Apollonios de Rhodes", vase à traire dans la première Idylle de Théocrite, corbeille dans L’Enlèvement d’Europe de Moschos). La galerie de peintures du premier Philostrate retranscrit peut-être ce dispositif.

Les premières Images n’ont pas encore tout à fait gagné l’autonomie qui est, depuis l’époque hellénistique, celle des collections d’épigrammes : la préface théorique ouvre sur une fiction narrative à la première personne (à la manière du roman grec) [20], visite guidée d’une pinacothèque privée organisée par le sophiste pour le jeune fils de son hôte et un groupe d’étudiants en rhétorique. Un cadre, architectural en l’occurrence, métaphorique du livre, est ainsi offert au déploiement paratactique d’une soixantaine d’Images totalement indépendantes : un support en même temps fini et ouvert, avec ses « quatre ou cinq terrasses face à la mer tyrrhénienne » (préface, 4), à la manière de la « triple bordure » du bouclier d’Achille, ou plutôt des « cinq couches » qui le composent (Il. XVIII, 480 et 481). Et les deux Images initiales peuvent faire entendre le texte homérique : la première, Scamandre, est une sorte de cité en guerre, qui figure le dieu Héphaïstos combattant le fleuve devant les murailles de Troie (cf. Il. XVIII, 509 sqq.) ; la seconde, qui représente en contraste parfait Cômos, l’esprit de la fête, rappelle les mariages de la cité en paix, à la lueur des torches, au son des instruments, sous le regard de spectateurs (cf. Il. XVIII, 491 sqq.) [21].

Mais l’écho est surtout écart. Si Héphaïstos ouvre la collection, c’est en dieu-feu triomphant de l’eau dans la plaine troyenne du chant XXI, non pas comme « l’illustre Boiteux » qui peine à se déplacer dans sa forge [22] : on peut se demander si Philostrate n’affiche pas ainsi en ouverture l’absence d’un modèle. Cette première Image orchestre en effet un mouvement paradoxal bien connu : en entrant dans la pinacothèque, il faut d’abord détourner le regard pour relire Homère (« As-tu reconnu ici Homère, mon garçon ? (…) Détourne les yeux pour voir ce qui est à l’origine du tableau », I. 1, 1) ; puis revenir à la peinture pour y retrouver le texte [23] (« Regarde à nouveau, tout vient de là », I. 1, 2), mais aussi in fine pour évaluer la distance prise par rapport au texte :

 

Mais le fleuve n’a pas été peint avec sa chevelure, puisqu’elle a brûlé, et Héphaïstos n’a pas été peint boiteux [χωλεύων], puisqu’il court ; et le feu n’a pas sa couleur dorée ni son apparence habituelle, il a l’éclat de l’or et du soleil. Cela n’est pas chez Homère (I. 1, 2).

 

On part ainsi d’Homère pour mieux s’en détacher, et le prodige (θαῦμα) peint n’est donc pas celui qu’on aurait pu attendre, comme si la description tournait autour du bouclier :

 

Tu connais certainement le passage où Homère fait se lever Achille [Ὅμηρος ἀνίστησι τὸν Ἀχιλλέα] pour Patrocle et où les dieux sont entraînés à se combattre mutuellement. Eh bien, de tout ce qui touche aux dieux, la peinture ne sait qu’une chose : elle dit qu’Héphaïstos est engagé contre le Scamandre avec une pleine violence (I. 1, 1).

 

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[18] Les citations des Philostrates et de Callistrate sont données d’après le texte grec édité par A. Fairbanks, Philostratus The Elder Imagines, Philostratus The Younger Imagines, Callistratus Descriptions, Londres, William Heinemann LTD, « Loeb Classical Library », 1931.
[19] Voir Musées de mots. L’héritage de Philostrate dans la littérature occidentale, sous la direction de S. Ballestra-Puech, B. Bonhomme et Ph. Marty Droz, Genève, 2010.
[20] Voir R. Webb, « The Imagines as a fictional text : ekphrasis, apatê and illusion », dans Le Défi de l’art. Philostrate, Callistrate et l’image sophistique, sous la direction de M. Costantini, Fr. Graziani et S. Rolet, Rennes, PUR, 2006, pp. 113-136.
[21] Dans la continuité d’une tradition ? La première réécriture d’Homère, le Bouclier d’Héraclès transmis dans le corpus hésiodique, présente une cité en paix aux portes d’or (v. 271-272), animée par ce motif du cômos : νέοι κώμαζον ὑπ᾿ αὐλοῦ (v. 280).
[22] Il. XVIII, 410 sqq. : « Quittant son enclume, ce colosse haletant se leva en boitant [χωλεύων]… ».
[23] Cette construction en deux moments successifs, lire le texte puis regarder l’image, évoque le dispositif des Tables iliaques, ces tablettes d’époque romaine (Ier siècle de notre ère), peut-être à usage scolaire, qui associent à la représentation d’épisodes de l’épopée archaïque de longues citations minutieusement gravées : voir R. Amedick, « Der Schild des Achilleus in der hellenistisch-römischen ikonographischen Tradition », art. cit.