Du bouclier d’Achille dans l’ecphrasis
sophistique grecque (de Philostrate à
Callistrate), entre théorie et pratique

- Sandrine Dubel
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Eclipse théorique de l’image

 

La théorie rhétorique antique de la description n’accorde que peu de place à l’objet en général (un concept mal établi en rhétorique), à l’objet d’art en particulier (l’expression générique n’existe pas en grec), et encore moins à sa première représentation littéraire, le bouclier d’Achille du chant XVIII de L’Iliade, texte fondateur pour la réflexion moderne [1]. L’exercice scolaire de description (ekphrasis) est défini dans les manuels d’époque impériale, on le sait, non par un référent particulier mais par un effet, l’évidence ou le faire-voir [2], comme l’énonce avec redondance la première définition qui nous soit parvenue :

 

L’ekphrasis est un discours qui fait parcourir [λόγος περιηγηματικός] et qui met sous les yeux [ὑπ᾽ ὄψιν ἄγων] avec évidence [ἐναργῶς] ce qu’il montre [τὸ δηλούμενον] (Théon, Progymnasmata, 118) [3].

 

On est donc loin ici de la catégorie moderne de l’ecphrasis, description isolée pour son thème posé comme spécifique, l’œuvre d’art.

Dans la perspective des manuels d’exercices antiques, dans les rares cas où l’image est mentionnée comme sujet d’ekphrasis, l’objet historié opère comme un support transparent ; ainsi, chez le rhéteur Nicolaos, au détour de recommandations pratiques :

 

Il faut, quand nous nous exerçons à la description [ἐκφράζωμεν], en particulier à l’occasion de statues, de tableaux ou de tout autre objet de cette nature [ἀγάλματα τυχὸν ἢ εἰκόνας ἢ εἴ τι ἄλλο τοιοῦτον], nous efforcer de développer les raisons de tel ou tel trait voulu par le peintre ou le sculpteur : ainsi, selon l’occasion, nous dirons que c’est pour telle raison qu’il a peint la colère, ou la joie, ou toute autre émotion liée à l’histoire de ce dont nous faisons l’ekphrasis [τῇ περὶ τοῦ ἐκφραζομένου ἱστορίᾳ] (Nicolaos, Progymnasmata, 69).

 

Le geste artistique est clairement indifférent, la technique du peintre n’est pas distinguée de celle du sculpteur, et surtout la représentation s’efface devant son référent, la description se concentrant sur l’expression des passions et ouvrant sur le mythe (« l’histoire ») qui lui sert de cadre. Ce n’est pas que l’œuvre d’art soit ignorée comme sujet possible d’exercice - c’est même le contraire qui est affirmé, même tardivement, par Nicolaos -, seulement qu’elle ne peut apparaître comme telle dans la liste des topiques, laquelle correspond à une grille établie du système rhétorique, qui liste les circonstances constitutives de la narration (peristaseis : personnes, actions, lieux, moments, etc. [4]). Dans cette typologie, une image ne peut donc pas relever d’un traitement propre :

 

Nous partirons des premiers éléments et parviendrons ainsi jusqu’aux derniers. Par exemple, si nous avons comme sujet de description un homme en bronze ou en peinture ou quel qu’il soit [ἄνθρωπον χαλκοῦν ἢ ἐν γραφαῖς ἢ ὁπωσοῦν], nous commencerons par la tête et avancerons partie par partie : c’est ainsi que le discours s’anime complètement [πανταχόθεν ἔμψυχος λόγος γίνεται] (Ibid.).

 

Du point de vue de l’exercice d’apprentissage, la description d’un homme ne se distingue donc pas de la description du portrait d’un homme [5], ce qui explique l’indifférence précédente au geste technique. Au contraire des modernes, les rhéteurs anciens gomment ainsi la mimésis artistique et son redoublement textuel, et le bouclier d’Achille n’échappe pas à cette perspective, lorsqu’il est évoqué, incidemment, chez un commentateur byzantin à propos du style et de son adaptation nécessaire au sujet :

 

Il faut prendre pour guide Homère, qui, en décrivant [ἐκφράζων] des actions nombreuses et variées [πολλὰ καὶ διάφορα] sur le bouclier [ἐν τῇ ἀσπίδι], modifie les parties de son discours pour l’adapter à la nature de chaque : quand il parle d’un mariage, d’une scène de jugement, d’une guerre, de scènes rustiques, etc., il ajuste l’expression à la matière (Jean de Sardes, Commentaires aux progymnasmata d’Aphthonios, 225. 17-23 Rabe).

 

Il n’y a pas ici d’ecphrasis au sens moderne, le bouclier est un cadre textuel (Homère décrit « sur le bouclier ») : le style du Poète varie en fonction des sujets qui y figurent (mais varie-t-il vraiment ?), non des techniques du dieu artiste, au-delà de l’unité de l’objet. Néanmoins, malgré son caractère très conservateur, on voit cette tradition scolaire prendre acte avec le temps, au détour de recommandations pratiques, du développement avéré de la description d’œuvres de l’art dans la littérature rhétorique, ce que confirment d’ailleurs les recueils de modèles d’exercices des IVe-Ve siècles qui nous sont parvenus [6], mais, bien loin d’être distinguée comme un objet spécifique, l’image, essentiellement considérée du point de vue de son référent, semble surtout offrir un répertoire commode de thèmes pour l’étudiant.

Le bouclier homérique n’est pas autrement présent dans ces recueils d’exercices, sinon comme exemple d’ekphrasis de manière, une catégorie propre au premier manuel, celui d’Ælius Théon [7] :

 

Il y a aussi des descriptions de manière, qui portent sur des équipements [σκευῶν], des armes [ὅπλων], des machines [μηχανημάτων] et la façon dont chacun a été réalisé [ὃν τρόπον ἕκαστος παρεσκευάσθη], par exemple chez Homère la Fabrication des armes [παρὰ μὲν Ὁμήρῳ ἡ Ὁπλοποιία], chez Thucydide le mur de siège des Platéens (II, 75 sqq.) et la construction des machines (IV, 100) ; aussi dans le livre IX de Ctésias (F9b, cité) (Progymnasmata, 118, 22-32).

 

L’Hoplopoiia est le titre que portait dans l’Antiquité la rhapsodie (ou le chant) XVIII : ce n’est pas le bouclier comme peinture de métal qui retient l’attention de Théon, mais seulement l’arme de guerre (aux côtés de réalisations fameuses de la poliorcétique) dont L’Iliade décrit effectivement, cas unique, la fabrication dans l’atelier d’Héphaïstos. La perspective du rhéteur est celle de l’apprentissage de l’écriture narrative ou historique, comme l’indiquent les références à Thucydide et Ctésias, laquelle fait un usage répété de la description selon Théon [8], et les ciselures divines sont occultées exactement comme dans l’épopée elle-même, où elles ne sont explicitement contemplées ou commentées par aucun personnage. Dans son développement sur les modalités pratiques de l’exercice, Théon précise ainsi :

 

Dans une description de lieux, de moments, de manières ou de personnes, outre le développement narratif qui s’y attache, nous appuierons notre propos sur le beau, l’utile ou l’agréable, comme l’a fait Homère pour les armes d’Achille, en disant qu’elles étaient belles, solides, stupéfiantes à voir pour ses compagnons d’armes et effrayantes pour ses ennemis (Progymnasmata, 119, 24-30).

 

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sommaire

[1] Sur l’importance du bouclier dans l’esthétique moderne (Burke, Lessing en particulier), voir A. S. Becker, The Shield of Achilles and the Poetics of ekphrasis, Lanham, Rowman & Littlefield, 1995, chapitre 1 (Homeric ekphrasis and « True Description »).
[2] L’ouvrage de référence est désormais la monographie de R. Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, Farnham, Ashgate, 2009. Le terme grec ἔκφρασις est d’un emploi rare, technique, et essentiellement scolaire : il désigne un exercice de la série graduée des progymnasmata, « entraînements préliminaires », enseignés au début de l’apprentissage de la rhétorique. Cet écart entre les sens antique et moderne est maintenant bien reconnu : en témoigne l’article « ekphrasis » de Wikipedia - d’ailleurs illustré par une fresque pompéienne représentant la visite de Thétis chez Héphaïstos, avec le fameux bouclier, historié en miroir.
[3] Nous devons à Michel Patillon une édition critique de trois Progymnasmata  : ceux d’Ælius Théon (Ier ou IIe siècle de notre ère, Paris, Les Belles lettres, 1997), du pseudo-Hermogène (IIIe siècle ?) et d’Aphthonios (IVe siècle) dans le même volume (Paris, Les Belles lettres, 2008). Le chapitre ekphrasis du traité de Nicolaos (Ve siècle ?) peut être lu dans la traduction qu’en donne R. Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, op. cit., pp. 202-205. Ces quatre traités accompagnés d’extraits de leurs principaux commentateurs byzantins ont fait l’objet d’une traduction anglaise par G. Kennedy, Progymnasmata. Greek Textbooks of Prose Composition and Rhetoric, Leiden-Boston, Brill, 2003. Toutes les traductions proposées ici sont personnelles, sauf mention particulière.
[4] Voir Théon : « L’ekphrasis porte sur des personnes [προσώπων], des actions [πραγμάτων], des lieux [τόπων] et des moments [χρόνων] » (Progymnasmata, 118). Ces sujets sont souvent dédoublés dans les traités ultérieurs, par exemple en êtres humains, animaux et plantes, ou situations et moments, etc. Ces fondamentaux (qui, quoi, quand, où) comprennent aussi la manière (comment), que nous retrouverons chez Théon, et la cause (pourquoi), sur laquelle voir R. Webb, Ekphrasis,Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, op. cit., p. 65.
[5] C’est explicite chez les commentateurs byzantins de ces manuels, eg. : « Se rapportent aux personnes non seulement les êtres vivants proprement dits, mais aussi leurs représentations [καὶ αἱ τούτων εἰκόνες], par exemple la description d’une statue [ἐζωγραφημένου ἀνδριάντος], du cheval de bois, de toute autre figure peinte [τινος ἄλλου ἐκφραζομένου]. (…) Ce que nous avons dit à propos des personnes, à savoir que se rapportent à la catégorie des personnes non seulement les êtres vivants mais aussi leurs représentations, nous le disons pareillement à propos des actions, des lieux et des moments : en effet, les peintures de ces sujets [αἱ τούτων γραφαί] se rapportent à chacune de ces catégories en leur place » (Jean de Sardes, Commentaires aux progymnasmata d’Aphthonios, 219. 7-16 Rabe, IXe-Xe siècle).
[6] A côté des traités théoriques de progymnasmata, des recueils de modèles nous sont parvenus sous les noms de Libanios et de Nicolaos : sur la trentaine de descriptions proposées, on compte trois ou quatre tableaux et une quinzaine de sculptures (voir l’édition avec traduction anglaise de C. A. Gibson, Libanius’s Progymnasmata. Model Exercises in Greek Prose Composition and Rhetoric, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2008). Ajoutons que Jean de Sardes propose aux étudiants, parmi d’autres modèles « modernes » d’ekphrasis, les Images de Philostrate (Commentaires aux progymnasmata d’Aphthonios, 215. 15-16 Rabe). C’est finalement au XIIe siècle, chez Eustathe de Thessalonique, que le bouclier sera commenté comme ekphrasis exemplaire (1154. 4 sqq.).
[7] Sur cette catégorie, R. Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, op. cit., pp. 69-70.
[8] Ce que le rhéteur a rappelé dans son introduction : « Le "lieu" et l’ekphrasis présentent une utilité évidente : les anciens y recourent constamment, l’ensemble des historiens emploient l’ekphrasis essentiellement, les orateurs le lieu » (Progymnasmata, 60, 19-22).