Répéter crânement l’image.
Sur les Vanités de Pierre Skira
et les Memento mori de Gérard
Titus-Carmel
- Catherine Soulier
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Fig. 1. P. Skira, Vanité et livres, 1999

Fig. 2. G. Titus-Carmel, Memento mori I, 2000

Fig. 3. G. Titus-Carmel, Petit memento mori, 2002

Fig. 4. G. Titus-Carmel, Memento mori n° 3, 2001

Memento mori, Vanité. Les titres seuls ouvrent la profondeur d’une histoire avec laquelle les deux artistes savent avoir affaire. Dans « Natures mortes », le cycle de douze poèmes qu’il a donné en 1999 à la revue Le Nouveau Recueil, comme dans « Memento mori », le texte rédigé pour l’ouvrage qu’Evelyne Artaud a consacré aux Vanités contemporaines, Titus-Carmel révèle son intime familiarité avec cette peinture qui nous est parvenue vers le milieu du XVIIe siècle depuis « le bastion calviniste – à Leyden principalement ». Enumération du « bric-à-brac des objets étalés » et rappel de leur valeur symbolique, remarque sur la composition d’un « désordre particulier » et notation sur le chromatisme et les jeux de lumière quand se trouve soulignée la « monochromie grise et bistrée que délaye une lumière tombant obliquement », ses pages, savantes sans être académiques, mettent l’accent sur la « présence dérangeante » du crâne qui s’impose « sans vergogne avec les implications à caractère philosophique ou théologique qu’il suscite immanquablement » [8]. Quant à Pierre Skira, auteur en 1989 d’un livre très informé sur la Nature morte, comment aurait-il pu négliger « cette peinture aux emblèmes de la méditation religieuse qui se substitue aux représentations des ravages macabres millénaristes et aux récits bibliques » [9] ? Le chapitre qu’il lui réserve, « Un songe, un nuage trompeur », égrène les noms des praticiens du genre : Philippe de Champaigne, Jacques Linard, Pieter Claesz, Damien Lhomme, Adriaen Nieulandt, Sébastien Stoskopff, Jan Davidsz de Heem, Sébastien Bonnecroy, Simon Renard de Saint André. Il énumère les objets auxquels le crâne se trouve associé : sablier, tulipe, chouette, voire bulle de savon ; puis tant d’autres : livres, fleurs, feuillets de musique et instruments, chandelle fumante, papillon, dés etc., dont il déchiffre le sens symbolique. Il commente aussi tel effet de couleur ou de matière, telle particularité de composition. Bref, il manifeste une parfaite connaissance du musée des Vanités.

En référence ouverte à ce genre pictural, ses propres pastels prennent une allure de citations ou d’allusions (fig. 1). Vocabulaire des formes – livres usés, partitions, instruments de musique aux cordes souvent brisées, chandelles fumantes et, bien évidemment, crâne – ; syntaxe qui les agence, la tête de mort coiffant le livre ou se dédoublant au miroir ; couleurs sourdes, tendance à la monochromie, que rompt parfois le brusque trait bleu ou rouge d’un ruban, d’un tissu : ici la Vanité se souvient, à l’évidence, de son histoire, accueille en elle son passé. De sorte que nous ne pouvons pas plus que Patrick Mauriès « regarder les tableaux de Skira sans penser – dirais-je instinctivement ? – à tout ce qui les précède » [10].

En revanche, quand Titus-Carmel entreprend de répéter l’image de ce qu’il nomme « la relique de nos corps impermanents » [11], l’effet de citation reste bien plus discret. Et pas seulement parce que les arrangements d’objets si caractéristiques des anciennes Vanités sont absents et que la « boîte terrible » [12] se présente souvent dans sa nudité. Après tout, les crânes peints au revers de portraits, placés dans des niches d’offrandes ou sur des tablettes, y sont eux aussi solitaires, privés du jeu d’accessoires que mettront en œuvre au XVIIe siècle les natures mortes de vanité. Et puis, lorsque le crâne se révèle à travers des « feuillées », figures végétales qui, essaimant hors de la série autonome qu’elles constituent, envahissent les Memento mori, n’est-on pas en droit de déceler dans le travail de Titus-Carmel une résurgence de l’ancienne association de la boîte osseuse et de la fleur ? Evidemment, la flore du peintre contemporain est, il le note lui-même, une « flore de fantaisie », une flore « inconnue (…) palmes souples ou alanguies, feuilles acérées (…) bouquets épineux et buissons fous » [13], qui n’offre pas de ressemblance directe avec les roses, les lis, les tulipes, les jacinthes, les narcisses, les pavots que l’on peut reconnaître dans les Vanités du XVIIe siècle. Stylisée en stries, en biffures noires ou colorées, elle « tire le végétal vers l’ornement et le non figuratif » [14]. Traitement des motifs, facture, technique, tout atténue ici l’effet citationnel.

Le souci d’exactitude présidant à la reproduction du crâne dans les Vanités anciennes, le rendu de son modelé et du poli de l’os, de sa couleur vieil ivoire, de ses sutures, bref l’effort vers ce qu’Alain Tapié appelle « le plus vrai que nature » [15] cède la place à une extrême schématisation de la forme. Réduit à quelques lignes, d’un trait plus ou moins appuyé mais généralement épais, noir, sanguine ou d’une couleur sourde – la palette des bruns, des ocres, des rouges assombris, parfois un vert usé, vieilli –, le crâne n’a plus rien d’anatomique. Dans le Memento mori I de l’année 2000 (fig. 2), qui le dédouble et le renverse, calotte en bas, mâchoire en haut, il perd sa rondeur pour s’étrécir, s’allonger, dans un étirement général, orbites comprises, au point de sembler son reflet mouvant, déformé dans une eau absente. Ailleurs, dans un Petit memento mori daté de 2002 (fig. 3) où le travail de découpage-montage le confronte à des feuillées, de larges traits de peinture noire l’esquissent et le défont d’un même mouvement. A peine distingue-t-on l’arrondi de la calotte, le contour des orbites, la ligne du maxillaire, l’amorce du « plastron de côtes et clavicules » [16] dans cet ensemble foisonnant de tracés et de taches. Parfois même on ne reconnaît plus du tout la boîte d’os dans le fouillis des lignes peintes (fig. 4). C’est le titre Memento mori qui force le regard à fouiller la toile à la recherche d’une paradoxale présence plus qu’à demi effacée, se devinant à l’état de vestige voire dans la seule réapparition d’un motif qui prend valeur de signe ou d’indice par son inscription dans la série.

Alors que Skira se voue au pastel dont on a pu noter à juste titre la violente inactualité [17] et qui, à peine nommé, fait lever dans la mémoire des images anciennes, les portraits poudrés de Maurice Quentin de La Tour, les natures mortes de Jean-Etienne Liotard, Titus-Carmel recourt volontiers à l’acrylique, peinture moderne entre toutes, élaborée à des fins industrielles, dont l’usage n’est guère antérieur aux années soixante du XXe siècle, celles des boîtes de soupe Campbell, des Marylin, des Jackie de Warhol. Sans compter que la technique des papiers collés fait immédiatement surgir un autre pan, assez récent, de l’histoire de l’art, qui se déploie à partir du cubisme. Dans les ajointements bord à bord de rectangles préalablement peints, découpés à la règle et au cutter ou dans leur superposition qui autorise divers jeux de translucidité, laissant transparaître – faisant même parfois reparaître – les formes et les couleurs enfouies, rien ne rappelle les techniques des vieux peintres de Vanités. Ce sont les collages cubistes ou surréalistes, les papiers découpés de Matisse qui, aussi différents soient-ils des papiers préparés et collés de Titus-Carmel, forment l’horizon historique de ce travail, fragments divers d’une mémoire picturale beaucoup plus composite en apparence – on dirait aussi bien plus stratifiée, plus feuilletée – que celle qui vient affleurer dans les intempestives Vanités de Skira.

 

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[8] G. Titus-Carmel, « Memento mori », dans Vanités contemporaines, sous la direction d’E. Artaud, Editions Cercle d’Art, « Diagonales », 2002. Repris dans Epars, Cognac, Le temps qu’il fait, 2003, pp. 264-265.
[9] P. Skira, La Nature morte, Genève, Skira, 1989, p. 90.
[10] P. Mauriès, Pierre Skira, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 2005, p. 25.
[11] « Memento mori », repris dans Épars, op. cit., p. 263.
[12] Ibid., p. 266.
[13] G. Titus-Carmel, « Au vif de la peinture, à l’ombre des mots », dans Ibid., p. 221.
[14] M. Froidefond, Titus-Carmel : Allée, contre allées, Editions de la réunion des Musées nationaux, 2008, p. 36.
[15] A. Tapié, « Décomposition d’une méditation sur la Vanité », dans Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, op. cit., p. 19.
[16] F. Boddaert, « Vivre sans vie comme les images », dans Le Geste et la Mémoire. Regards sur la peinture de Gérard Titus-Carmel, cahier dirigé par F.-M. Deyrolle, Chambéry, L’Act Mem, 2007, p. 228.
[17] P. Mauriès, Pierre Skira, op. cit., p. 16.