Images reproduites, images « monstrueuses » :
l’étrange pouvoir de la vertu imaginative

- Evelyne Berriot-Salvadore
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Fig. 8. J. Rueff, De conceptu et generatione
hominis
, 1587

Fig. 9. C. Lycosthenes, Prodigiorum ac ostentorum
chronicon
, Bâle, H. Petrus, 1557, p. 529. « 1523.
Vitulomonachus monstrum terribile ». © Bibliothèque
Interuniversitaire de Santé - Histoire de la santé.

Fig. 10. A. Paré, Œuvres, Paris, G. Buon, 1579, p. 941.
« Figure prodigieuse d’un enfant ayant la face d’une
Grenoüille ». © Bibliothèque Interuniversitaire de Santé
- Histoire de la santé.

Fig. 11. A. Paré, Deux livres de chirurgie, 1573

L’image est, pour le moins, aussi célèbre que celle de la fille velue ; on la trouve dans le traité sur la conception et la génération humaine du médecin zurichois Jacob Rueff (fig. 8) [28] et chez Conrad Lycosthenes (fig. 9) [29]. Mais Paré fait disparaître la datation du phénomène, présente chez Lycosthenes – le « Vitulo-monachus », « monstre terrible » né en 1523 – et repérable chez Rueff : « In Saxonia circa initia praedicationis Lutheri ». En 1523, en effet, Luther et Melanchton commentent, dans un ouvrage qui sera traduit en français en 1557 avec l’approbation de Calvin [30], la naissance du Veau-moine né en Saxe à la fin de l’année 1522 : présage de l’ire de Dieu, ce monstre se prête à l’exégèse en chacun de ses traits et ne peut figurer que l’abomination de l’état monastique. Le Veau-moine lorsqu’il est reproduit porte, avec ou contre Luther, une signification religieuse soulignée par Lycosthenes et par Rueff qui, lui, le place aussitôt après le monstre de Cracovie mis au « compte de Dieu » flétrissant ainsi les vices des hommes.

Occultant le repère temporel, Paré efface cet arrière plan discursif de l’image et en réoriente l’interprétation. Pas plus qu’il ne reprend la moralisation de Boaistuau à propos de l’homme sauvage, il ne suit Lycosthenes ou Rueff dans leur représentation du veau-moine.

La place de l’image en est une autre indication : elle n’est pas là où son histoire la ferait attendre, dans le chapitre des monstres causés par « l’ire de Dieu » [31], mais dans les exemples de monstres faits par imagination. On pourrait aussi s’attendre à ce que Paré explique comment l’imagination a travaillé ce corps effrayant : il n’en fait rien mais, à partir de l’édition de 1579, insère aussitôt un autre cas, illustré d’une nouvelle image, la « figure prodigieuse d’un enfant ayant la face d’une grenouille » (fig. 10).

L’histoire, cette fois, est datée (1577), localisée (près de Fontainebeau), les témoins appelés (le chirurgien Jean Bellanger et des hommes de justice ou bourgeois de la ville) : autant d’attestation de vérité, pour une relation exemplaire du pouvoir de l’imagination et en somme pour une vulgarisation de la théorie imaginationiste. Ce n’est pas le chirurgien en effet qui expose la cause de cet enfantement monstrueux mais le père lui-même interrogé par le praticien :

 

Ledit Bellanger, homme de bon esprit, desirant savoir la cause de ce Monstre, s’enquist au pere d’où cela pouvoit proceder ; luy dist qu’il estimoit que, sa femme ayant la fiévre, une de ses voisines luy conseilla, pour guerir sa fiévre, qu’elle print une grenoüille vive en sa main et qu’elle la tint jusques à ce que ladite grenoüille fust morte ; la nuit elle s’en alla coucher avec son mary, ayant tousjours ladite grenoüille en sa main ; son mary et elle s’embrasserent, et conceut, et par la vertu imaginative ce monstre avoit esté ainsi produit, comme tu vois par ceste figure… [32]

  

Rétrospectivement, l’enfant-grenouille justifie la place du veau-moine dans ce chapitre par un motif qui leur est commun : l’hybridité. Si l’enfant de Fontainebleau a un corps humain et une tête de batracien, le monstre saxon reproduit de manière plus déroutante encore des traits venus de la nature et de la culture : pieds et mains comme ceux d’un bœuf, yeux et bouche de veau mais excroissance de chair copiant un capuchon de moine et cuisses déchiquetées comme des haut-de-chausses à crevés.

Selon une similitude qui vient de Platon et que reprennent à l’envi les auteurs de la Renaissance, l’imagination est comme un peintre ; elle agit souvent au mépris des règles de l’imitation ou de l’invention, qu’on s’en inquiète – parce que ce désordre est présage de la colère divine – ou qu’on admire parce que c’est là encore l’expression de la virtuosité de la nature. Ces images qui reproduisent un processus de reproduction, celui de la phantasia, sont finalement toujours complexes. Copiées d’un ouvrage à l’autre, elles semblent figer en topoï des histoires dont les sources sont diverses mais, en même temps, comme un topos ou un exemplum, elles invitent à des interprétations particulières grâce au texte qui les accompagne mais aussi grâce à des variations dans les motifs qui les lient à d’autres images et à d’autres thèmes. Enfin les gravures de monstres sont ambivalentes par leur diffusion même : si voir la mort fait mourir, si voir un être horrible ou un spectacle répugnant, contempler seulement une image ou une statue peut causer une conception monstrueuse [33], ces collections ne sont-elles pas elles-mêmes suspectes ? C’est la conclusion que pourrait tirer Ambroise Paré de l’histoire qu’il relate, après Conrad Lycosthenes : celle d’une fille bicéphale qui mendiait avec succès tant le spectacle semblait nouveau et étrange mais qui fut finalement chassée du duché de Bavière de crainte qu’elle ne gâte « le fruict des femmes grosses, pour l’apprehension et idées qui pourroyent demeurer en la vertu imaginative, de la figure de ceste creature ainsi monstrueuse » (fig. 11) [34]. La fille est bannie dans l’histoire événementielle mais, dans le livre de Paré, elle reste là, en compagnie de fascinantes figures de duplication (figs. 12 et 13 ), images répétées non plus de l’imagination reproductrice mais de l’exubérante nature.

 

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[28] J. Rueff, De conceptu et generatione hominis, op. cit., p. 48v.
[29] C. Lycosthenes, Prodigiorum ac ostentorum chronicon, op. cit., pp. 528-529 anno 1523.
[30] De deux monstres prodigieux, a scavoir, d’un Asne-Pape, qui fut trouvé à Rome en la riviere du Tibre, l’an MCCCCXCVI, et d’un Veau-moine nay à Friberg en Misne l’an MDXXVIII (sic), qui sont vrais presage de l’ire de Dieu, Genève, Jean Crespin, 1557. On consultera Jean Céard, La nature et les prodiges, Genève, Droz, 1996, pp. 79-83.
[31] Chapitre III, où se trouve le monstre de Ravenne, et la « figure d’un poulain ayant la teste d’homme ».
[32] A. Paré, Des monstres et prodiges, op. cit., p. 37.
[33] Levin Lemne aussi ne ménage pas ses recommandations : il ne faut tenir en la maison d’une femme enceinte ni lièvre, ni singe, « petits chiens camus avec leurs pieds torts (Les occultes merveilles et secretz de nature, trad. J. Gohory, Paris, Pierre du Pré, 1567. Ch. IV, p. 17 et ss.).
[34] A. Paré, Des monstres et prodiges, op. cit., ch. IV « exemple de la trop grande quantité de semence », p. 11.